mardi, 06 décembre 2005
Andalousie atlantique - Partie II
Décembre 2001
encore à Séville
Le lendemain, dès l’entrée dans l’Alcazar, à petits pas émerveillés, de patios en chambres, d’alcôves en salons.
Jeux des arcs et des colonnes dans l’enfilade des patios. Des plafonds aux sols : coupoles et caissons ornés des uns, céramiques et tomettes des autres. Frises et plinthes, stucs blancs ou polychromes, entrelacs abstraits, oiseaux, écritures, végétaux. S’emmêlent en l’œil, les arts successifs qui érigèrent cet Alcazar : le Mauresque, le Mudéjar, le Médiéval, le Renaissance...
Pourtant nulle discorde : une lente succession au fil des pas. Parfois, le besoin de vous asseoir et de ne lire qu’un entrelacs d’acanthes et de paons, de laisser votre esprit se glisser dans les volutes d’une écriture coufique, de fermer les yeux et de n’entendre que l’eau jaillie de la fontaine au cœur du patio où vous vous êtes arrêté...
.......Vous venez de rencontrer Abû-l-Walid Muhammad ben Ahmad Ibn Rushd dit “Averroès”. Peut-être vous êtes-vous entretenu avec lui de son dernier Grand Commentaire sur le Traité de l’âme d’Aristote à moins que vous ne l’ayez questionné sur ses critiques dans son Dévoilement des méthodes des preuves dans lequel il prend à partie vos amis soufis qui ont toute votre admiration... Ou peut-être, un siècle plus tard, avez-vous croisé Ibn Khaldûn venu à la cour de Pierre le Cruel en ambassadeur de l’émir de Béjaia : vous l’avez questionné sur son étonnante démarche d’un voyageur qui s’intéresse avec tant d’insistance aux groupes humains et à leur organisation sociale ; plus tard, les lettrés diront qu’avec sa Muqqadima, il fut le premier à jeter les jalons de la sociologie !
Coule la fontaine !
Vous sortez du rêve : une volée bruyante d’écoliers envahissant le patio... une escouade de “jubilatos” aux gutturaux accents teutons... une volubilité andalouse trop sonore... ont troublé le chuchotis de la fontaine !
En quittant le palais pour hanter les jardins qui seront la poursuite ensoleillée et tout autant émerveillée de notre visite, nous découvrirons l’envolée souterraine des voûtes de croisées d’ogives gothiques de ce qui fut, sous les Almohades, le Jardin du Croisement et qui devint les Bains de Doña Maria de Padilla, l’amante de Pierre le Cruel.
Et dans le jardin de la Grotte, une stèle récente, hommage de Séville à son Roi-poète, Almutamid Ibn Abbad, mort le 7 septembre 1091, mois de Rachab en l’an 384 de l’Égire. Il célébra aussi les recoins amoureux de la citadelle de Silvès.
Faudra-t-il évoquer les jardins ? Dommage que l’intervention des jardiniers qui binèrent et sarclèrent aux cours des siècles a modifié la première ordonnance des Almohades. Mais les nommer est tout aussi poétique que les arpenter : le jardin de la Danse, le jardin de la Galère, le jardin des Fleurs, le jardin du Prince, le jardin des Dames, le jardin du Labyrinthe, le verger de l’Alcôve, la porte du Privilège, le jardin des Poètes, le jardin du Chanvre peigné, le jardin des Cédratiers...
Vous quittez, plus rêveurs encore.
Que seront donc et Cordoue et Grenade ?
La bise vous enserre dans les rues de Séville et Nicléane décide d’un tour de calèche : une heure dans le parc Maria Luisa et sur la plazza d’España ; nous passons en revue les pavillons rococco de l’Exposition universelle de 1929 et tombons sur une “manif” d’étudiants sur laquelle flotte une marée de drapeaux rouges que ponctuent quelques flammes noires ; ô mânes d’André Breton dans Arcane 17 quand il évoque les grèves de 1936 !
Nous croyions à une manifestation contre la guerre en Afghanistan, ils ne réclamaient qu’une augmentation de leurs bourses ! Mais quelle habileté de la part des cochers sévillans et de leurs chevaux, se glissant sans peine dans la turbulence de la circulation automobile. C’est fort agréable sur certaines places de Séville d’oublier l’odeur des pots d’échappement et de humer le parfum du crottin !
Le matin de notre retour à Dac’hlmat, visite à notre voisin d’hôtel (!), le Musée des Beaux-Arts avec des Zurbaran et des Murillo immenses et beaux. Dommage que Murillo sacrifia trop aux poncifs du XVIIe avec sa multitude d’angelots joufflus et fessus, voletant alentour de Dieu, de la Vierge et de ses Saints.
Cette visite avait été précédée d’un savoureux “petit-déjeuner” dans un bar voisin avec un trio de québécois, une et des, qui fréquentaient le second étage de notre hôtel ; nous parlâmes de Bretagne, de leurs origines saintongeaise et périgourdine, du “bois”, de la jubilation d’être des “jubilatos” et des plumes des Hurons desquels descendait la maman de l’un d’entre eux... Belle bouffée de francophonie en Andalousie !
retour à Chipiona
À Chipiona, nous vivons notre dernière soirée autour d’un pot-au-feu avec Ja et Ro, l’équipage d’Athénaïs, un Bavaria de 38 pieds ; ils passent l’hiver ici avant d’appareiller au printemps pour les Baléares et la Tunisie. Nos sillages se recroiseront peut-être ; nous envions l’espace de leur voilier ; déjà s’insinue en nous l’idée que, pour un hiver dans un port d’Andalousie, qu’elle soit atlantique ou méditerranéenne, quand les températures extérieures s’affichent en baisse sensible, notre bien-aimé Dac’hlmat est un tantinet restreint quant à l’espace de vie. Nous n’avons guère écrit de notre vie quotidienne à bord, mais rien que d’évoquer le “transbahutage”, chaque soir, des sacs de la couchette-avant sur une des couchettes du carré, les courbatures surgissent. Et nous ne sommes que deux à bord !
Vers Cadix
Le 17 novembre, la météo andalouse prévoyant un vent “de composante” Sud, force 3, mer calme, nous estimons les conditions plutôt favorables et craignons même d’être obligés à la risée “diesel”.
À peine arrondi le brise-lames, le vent est Sud-est, 5 à 6 et la mer agitée. Et le Sud-est, c’est du 135/140°, droit sur notre route. À tirer des bords donc, au près serré, dans un clapot assez dur. Si Dac’hlmat n’est pas d’un très grand confort pour la vie quotidienne, il excelle, par contre, dans cet astreignant exercice du “près serré”. Le barreur râlera tout au long des six heures de route contre les prévisions ineptes des météorologues andalous, mais nous laisserons loin derrière nous un ketch espagnol qui eut quelque temps des prétentions à nous remonter...
Cadix ? La Belle, n’est-ce pas ! Mais ce fut une jolie Britannique qui nous accueillit au ponton de Puerto America ; elle convoyait un voilier de 36 pieds de Grèce au Portugal, quand elle a été prise, à la sortie de Gilbratar dans le coup de vent qui nous a secoué entre Mazagòn et Chipiona, mais elle, c’est du 50 nœuds de vent qu’elle s’est récolté. Moteur en panne, batteries à plat, barre bloquée, elle a lancé un “mayday”, le message ultime de détresse et les sauveteurs de Cadix sont allés la chercher à trente milles au large de Barbate.
C’est d’ailleurs la tempête d’est qui souffle ces derniers jours dans le voisinage du détroit, parce qu’une dépression maghrébine se heurte à l’anticyclone qui se maintient sur l’Europe. Nous avions décidé de quitter Cadix, mardi 20 novembre, pour attendre à Barbate la bonne “fenêtre météo”qui nous permettrait de passer allègrement ce fichu détroit. Les prévisions ne sont guère optimistes : dans le détroit et ses approches, c’est encore de l’est à force 8 ou 9. Ici, à Cadix, à 60 milles, c’est du 7 à 8 !
Alors, basta ! Entre les froidures - exceptionnelles, nous répète-t-on - les tempêtes du détroit et nos “vieux os”, nous venons de décider un petit “break” hivernal. Dac’hlmat va être sorti à Puerto Rota, au nord de la baie de Cadix.
Nous allons passer la Noël à la Basse Bouguinière et nous reviendrons pour vivre la Semaine Sainte à Jerez, passer une soirée “Flamenco”, visiter les “bodegas” de Jerez et de SanLucar de Barrameda, y déguster le manzanilla, le fino et l’amontillado, assister à une corrida (!), franchir le détroit et continuer le périple.
Nous profitons encore quelques jours des beautés gadésiennes : Nicléane hante les beaux parcs de la ville ; elle photographie, dessine, peint et se régale des "chocolate-con-churros".
Nous écrivons. Nous avons “découvert” le bonheur du lien par l’Internet. Entre conversation téléphonique, trop opérationnelle, et antique correspondance, trop lente : une avancée qui privilégie l’immédiateté de la communication et la distance de l’écriture !
Écrire et savoir que, quasiment, dans l’instant vous pouvez être lu : vieille utopie d’une littérature conviviale, hors des réseaux lettrés et mercantiles ! Nous ne rêvons plus !
De Cadix qui est sans doute une de ces villes
où, à peine débarqués,
vous avez désir d’habiter.
Voici une Île-ville !
La ville océane !
À Puerto-America, décembre 2001
22:30 Publié dans les marines | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 05 décembre 2005
Andalousie atlantique - partie I
Quand les vents de galerne se déchaînent à ne pas mettre l'étrave d'un voilier dans le sas de sortie de l'écluse d'Arzal, il vaut mieux réouvrir les vieux livres de bord qui s'entassent, an après an, dans une encoignure de la "librairie" et rêver.
Andalousie Atlantique
Novembre-Décembre 2001
à Chipiona
Et le samedi 10, en l’absence de bulletin météo pour cause de fax en panne à la “capitaneira”, le baro étant remonté à 1017, le ciel étant clair et le vent léger, le cœur plus léger encore, les A. larguent les amarres de Mazagon pour Chipiona !
Parce que Chipiona sur la rive gauche de l’estuaire du Guadalquivir, c’est la “porte” pour Séville. Et Séville, n’est-ce pas, Lorca, c’est......
Le vent de nord a soufflé comme la veille à 30, 35 nœuds, rafales à 40, 45 ! Bon, nous étions vent portant et Dac’hlmat vêtu d’une toile réduite à l’avant nous a entraîné vers Chipiona entre 7 et 8 nœuds ; nous sommes entrés vent arrière entre les brise-lames, ce n’était guère large, 25, 30 mètres ; à 8 nœuds, “faut viser juste” ; ils étaient trois à nous attendre sur le ponton d’accueil pris bout au vent - ce jour-là, il n’y a pas eu besoin de “battre en arrière” pour arrêter le bateau ! Trois hommes vêtus de combinaisons orange ; plus tard nous apprîmes que c'était les professionnels de la société de sauvetage.
Nous l’aurons méritée la beauté sévillane !
Deux jours de repos dans la petite cité balnéaire. Et comme souvent dans les ports ibériques, un joli “paseo maritimo”, quasi désert, car la bise fait se calfeutrer les gens dans leurs “sweet home” aux beaux azulejos ; il n’y a que quelques fanatiques de surf et de planche à voile pour affronter les vents. C’est aussi la première fois que nous verrons l’adresse de ces drôles de planchistes qui se font tirer par un cerf-volant, les “fly-surfers”, m’a dit Er .
à Séville
Chaude, l’Andalousie, en cet automne 2001 ?
À 22 heures, les rues de Séville seront vides et les bars bondés, il est vrai ! Le guide du Routard nous conseillait un petit hôtel à patio, pas cher... mais le Routard s’adresse aux voyageurs de l’été, et guère aux “jubilatos” qui évitent les déferlantes touristiques, il ignore toute notion de chauffage... Nous avons sorti de l’armoire le stock de couvertures après avoir vainement marché tard dans le soir à la recherche du peuple sévillan nocturne... Parfois, les Sévillans se couchent aussi “avec les poules” !
Ne refroidissons point trop le panorama : doux et ensoleillés furent les jardins de l’Alcazar, arpentés à pas lents.
Comment, dans les rets de l’écriture, prendre Séville après l’immensité de Lisbonne ?
Les ruelles, les loggias et l’aperçu des patios au travers des fers forgés, allégés par la floraison végétale et les céramiques !
Les artères du commerce arpentées par une foule paisible !
Les appétissants bars à tapas ! Les suspensions de jambons, séchant à l’air libre au-dessus des comptoirs et des étals, les “serrano” des cochons roses et les “iberico” des porcs noirs !
Les églises et les chapelles - à croire que chaque rue possède la sienne, les cierges qui brûlent devant les icônes des saintes et saints, femmes et hommes, de tous âges, en prière à toutes heures du jour et cette fascinante statuaire de Vierges et de Christs, drapée dans les brocarts et les velours, aux visages de poupées surréalistes, suintant les larmes et le sang ! On devine ce que peut être le soulèvement extatique de la Semaine Sainte quand sortent de leurs sanctuaires ces ineffables saintetés ; je n’avais jusqu’alors que les “saétas” déchirantes de la trompette de Miles Davis pour imaginer cet ébranlement populaire de la foi.
Laissons donc les ruelles, les patios, les tapas, les jambons et les Saints.
Séville, c’est ce que déjà nous avions pressenti en visitant la forteresse maure de Silvès en Algarve, l’entrée dans la civilisation arabo-andalouse.
Comment faut-il en écrire et faut-il se perdre dans les nuances lexicales de l’art mauresque... morisque... mozarabe... mudéjar, s’achevant dans les termes burlesques du plateresque et du churrigueresque...?
À Silrvès, nous avions visité, implantée au beau milieu de la forteresse, une vraie tente de nomade saharien qui présentait tout un travail de recherche iconographique sur cette ville qui fut sans
Quand doute entre le VIIIe et Xe siècle la capitale de l’Algarve des Umayyades. De longues fresques à l’encre de trois à quatre mètres de long, au dessin minutieux, qui retraçaient la complexité déjà très moderne de l’organisation de cette cité et de son environnement rural - ce qui devait représenter un grand pas en avant après une occupation wisigoth sans doute plus rustique.
L’artisan de l’exposition était à l’entrée de la tente ; c’était un portugais de petite taille, il nous dit avoir passé une enfance d’émigré en France, il s’appelait - je ne l’invente point - Borgès ...! Nous avons échangé des points de vue très proches sur la “conquête” arabe - je pensais à ce que j’avais appris de l’islamisation de l’Empire du Ghana, où la conquête fut plus affaire de tractations diplomatiques et commerciales entre princes Soninkés et Almoravides que de lances, de cimeterres et de heaumes à pointe...
C’était le premier lieu où, malgré l’affirmation tonitruante de la “Reconquista”, “empierrée” dans une massive statue de Sancho Ier, l’un des premiers rois du Portugal, dressée à quelques pas de la tente et entre les jambes duquel les touristes femelles de toutes origines se font portraiturer,- Nicléane a refusé - s’énonçait dans un édifice à priori guerrier, l’apport bénéfique du califat arabe à des contrées qui avaient vu, en deux mille ans, passer Phéniciens, Carthaginois, Romains, Vandales, Alains, Suèves et Wisigoths.
Ouf ! Bienvenue, les Maures! Et pour au moins sept siècles ! Même s’ils ne furent point d’une candide paix, parce que, aux Umayyades succédèrent les Abbassydes, chassés par les Almoravides, dégommés par les Almohades jusqu’à cette “veille où Grenade fut prise” - à relire Aragon et son merveilleux Fou d’Elsa !
Donc de Silvès à Séville - la phonétique aurait-elle donc rapproché les deux cités ? - les A., fortement aidés par la lecture d’un bouquin sur Averroès*, allèrent, frigorifiés au sortir du dédale ombreux des ruelles sévillanes, se camper, admiratifs, au pied de la Gilrada.
Après les tours et détours sous les voûtes de l’immense cathédrale, les capillas Mayor et autres Capilla Réal,
Salut, L’Alphonse X Le Sage ! Toi seul voulus avoir l’audace de faire cohabiter le Juif, le Chrétien et le Musulman ! Et si belles sont tes Cantigas!
les Sacristies, les chœurs, stalles et rétables d’or, sans oublier l’inénarrable tombeau de notre inévitable Christophe Colomb qui serait enterré aussi à Saint-Domingue. Non seulement, de son vivant, il fut mégalo, mais son cadavre jouit du don d’ubiquité ! Aux quatre coins (air connu) quatre chevaliers aux gueules sinistres qui seraient les quatre grands royaumes d’Espagne ; l’un des quatre tient un aviron... Godilla-t-il à longueur d’océan pour ramener d’Amérique l’or et les pillages de son capitaine ?
Donc, les A. sont au pied de la rampe de la célèbre Giralda. J’écris bien rampe et non pas escalier ; c’est tellement plus simple une rampe, même si elle nécessite un certain effort cardio-vasculaire. Que n’a-t-on continué d’équiper nos altiers édifices de ce mode de montée ?
Quand elle était minaret, le muezzin ne devait point, en son sommet, arriver essoufflé. Les Chrétiens l’ont affublée à son extrême pointe du “Triomphe de la Foi”, une... girouette qui tourne à tous vents - Qu’en pensa la Papauté d’alors ?
La beauté de Séville nous donne rendez-vous là-haut : de la plazza de Toros à l’Alcazar qui sera notre découverte du lendemain, des barrio de Triana, de Santa-Cruz et de la Macarena au parc Maria-Luisa et au prado San Sebastian. Le Guadalquivir serpente dans la richesse de la plaine andalouse sous la lumière automnale plus froide sans doute que celle de l’intense été.
Au pied de la tour, la cour des Orangers, autre vestige de la mosquée almohade, quadrillée de rigoles où les pieux musulmans faisaient leurs ablutions. Assis sur les bancs de céramique qui entourent la cour, nous les imaginons, à croupetons, puisant l’eau au creux de leurs mains, enturbannés, dés-enturbanés, ré-enturbanés, se relevant dans l’envol des gandoura soyeuses et multicolores, répondant à l’appel de l’imam.
Ce sont souvenirs de nos séjours, jadis et naguère, qui affleurent à notre mémoire ; difficile de ne pas évoquer les mosquées algériennes de Sidi-Barkat et de Sidi-Okba, celles, sahéliennes, de Kounghani et de Baalu !
*URVOY, Dominique - Averroès, les ambitions d’un intellectuel musulman, Flammarion, Coll. Champs, janvier 2001.
(Tout n’y est pas d’une très grande lisibilité, mais on ressent bien les tensions que peuvent vivre encore aujourd’hui les intellectuels musulmans qui veulent faire avancer la pensée de l’Islam). Et c’est dans une collection de poche !
04:10 Publié dans les marines | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 04 décembre 2005
De la "vie secrète" au "cul de Judas"
Vendredi, tellement obnubilé - ce n’est guère sérieux pour un lecteur - par le prix des QUIGNARD(s), que j’en ai oublié le bandeau de la Une du Monde des Livres.
À gauche :
Antonio Lobo Antunes
Rencontre avec le grand romancier portugais à l’occasion...
À droite :
Pascal Quignard
Pas moins de six volumes de l’auteur de « Vie secrète »....
Et pourtant, elle m’a frappé, cette Une, accotant les deux auteurs qui depuis dix ans, m’ont enfin désappris la lecture du roman traditionnel. L’un, l’Ibère lisboète, par le tumulte symphonique de ses monologues infinis, l’autre, par la concision de ses fragments. Dans l’un, de la nécessité de me couler de longues heures dans un fleuve charriant l’immondice et la beauté. Dans l’autre, le né normand devenu ermite bourguignon, du luxe de ne m’accorder que de brèves minutes pour cueillir l’essentiel souvent sensuel, parfois cruel, toujours érudit d’un moment, d’un paysage, d’un corps.
Bref, il y est des vendredis fastes du Monde des Livres où je renoue avec “mes” auteurs, n’en déplaise à certains grognons des blogues qui donnent , par l’envie qui suinte de leurs écrits, raison à ces journalistes médiatiques tout aussi envieux décriant la blogosphère et les humbles écrivants que nous sommes. (Aller entendre sur le blogue non envieux du Désordre à la date du 27 novembre).
En cette époque de remémorations confuses et superficielles, quand on sort du Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, on peut farouchement plonger dans Le Cul de Judas, La splendeur du Portugal et Le Retour des Caravelles de Lobo Antunes. On resurgit dans la colère de Césaire ! C’est fort, beau et rinçant pour la mémoire. Je n’ai pas lu Exhortations aux crocodiles, ce serait peut-être un titre utile pour certains jeunes historien(ne)s du colonialisme. De toute obédience
10:30 Publié dans les lectures, quelquefois Quignard | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 02 décembre 2005
Livres et marché ! Marché du livre !
Retour du cours de Grec ancien - thème : l’ostracisme - halte coutumière aux rayons du libraire, chez Coiffard, rue de la Fosse. Je feuillette l’un des derniers Quignard publié aux éditions Galilée, Écrits de l’éphémère.
Bel objet austère avec le retour à d’un procédé d’imprimeur-éditeur, le Prière d’Insérer, depuis des années supplanté par le texte d’accroche de la quatrième de couverture. S’évanouit la lourdeur publicitaire, on revient à une finesse qui devait se partager entre lettrés.
Seulement ! Seulement, un hiatus : l’art de vivre lettré se paie. 45 €, le beau bouquin.
Nous attendrons la parution en poche, messieurs de Galilée !
À fortiori quand Quignard, très en verve éditoriale, publie quelques opuscules plus minces mais tout aussi bellement édités que Écrits de l’éphémère :
Pour trouver les enfers, Georges de La Tour, Le vœu de silence, Une gêne technique à l’égard des fragments, Inter ærias fagos, qui sont, sans nul doute, des regards aigus sur la littérature, la peinture, les écritures, l’histoire gréco-romaine
Je n’ai point l'espoir que ma bibliothèque communale s’engage dans l’achat de ces Quignard(s). J’avais eu quelques remarques réticentes quand, avant même qu’il ne reçoive le Goncourt, j’avais déposé une suggestion d’achat pour les trois tomes du Dernier Royaume.
Toujours et encore le clivage « littérature populaire/littérature lettrée ». Ça m’avait bien amusé les remarques des critiques sur le marquage très “élitaire” quant à l’attribution du prix à Quignard. Le Goncourt, n’est-ce pas, c’est ni trop peu, ni pas assez !
Post-scriptum :
Je suis allé au marché, ce matin, et par grand vent. D’excellentes darnes de lieu jaune à préparer avec un émincé de poireaux et d’échalotes, revenu sur un fond de cidre. J’ai aussi, dans le panier, la mâche, la brioche, les pieds de porc et Le Monde du vendredi ; j’ouvre l’encart “Livres”, la page 3 est quasi entière sur le Quignard nouveau ! Je fus “précédé”.
Je ne puis que, jalousement et prosaïquement, me rabattre sur les coûts.
Je fais mon marché, alors les prix, ça me connaît. Si la passion “Quignard” est vôtre - c’est la mienne ! - ce sera 163 €, non inclus le Inter ærias fagos en édition de luxe et à tirage limité...
Ils sont chers les Quignard(s) de fin d’automne !
Post-scriptum II :
S'ajoute le retour, dans le même numéro du quotidien, en pleine page du "vicaire" de l'athéisme et de l'hédonisme, Michel Onfray. J'ai entrevu sur les rayons de la FNAC - qu'il m'arrive de fréquenter en dilettante - qu'il est très sérieusement "encadré" par un anti-traité d'athéologie - même format, mêmes couleurs, mise en page identique de la première de couverture - et par l'ouvrage d'une dame d'œuvres pieuses.
J'ai "décroché" depuis "la Politique du Rebelle", estimant qu'il ressasse toujours le même "Art de jouir" depuis 1991. Que n'a-t-il trouvé d'autres chemins que l'édition pour règler ses malheurs d'enfance avec les Salèsiens ?
Je lui suis encore très fidèle quand, sur la Toile, il publie ses cours de l'Université populaire ; il est, là, très bon dans ses remontées au jour des penseurs écartés par l'ordre.
Saint-Èvremond, le curé Meslier, La Mothe Le Vayer, Cyrano de Bergerac, les Grecs qu'on voulut effacer, même Montaigne et Spinoza, racontés par Onfray, donnent appétit à ma pensée ! Racontés, il est vrai ! Il est plus historien de la philosophie que philosophe ; ce fut déjà écrit à son sujet ! Mais c'est pertinent, cette démarche "de l'anecdotique au philosophique" ; il y en eut un bel exemple, ce matin sur France Cul, avec Véronique Nahoum-Grappe.
Tiens ! On s'est éloigné d'Alain et de ses tourments, méchamment classé parmi les "nouveaux réacs" par quelques branleurs et branleuses du Nouvel Obs.
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mardi, 29 novembre 2005
Jules SUPERVIELLE
Cette note est dédiée à celle qui, depuis un an, tisse sur la Toile une extraordinaire tapissserie consacrée à la poésie qui se publie en ce début de XXIe siècle, Florence Trocmé, sur POÉZIBAO, son anthologie permanente.
Supervielle !
C’est le Poète d’Aujourd’hui auquel est attribué le numéro 15 de la collection Seghers. Première parution, fin des années 40, début des années 50, le dépôt légal mentionnant 1er trimestre 1953.
L’exemplaire que je possède est une réimpression de 1958 et je me le suis procuré, à la librairie Beaufreton, Passage Pommeraye, lors de ma permission de septembre 1960, qui, je l’ai déjà écrit à propos de Serge Essénine, fut une catastrophe amoureuse, mais la jeune fille était peintre, sculpteur(e) et écrivaine. Nous avions, depuis notre adolescence de voisins, communes admiration et curiosité pour les poètes contemporains ; mes choix de cette année-là et de la suivante furent guidés par la connaissance et le goût très sûr qu’elle avait de la littérature d’alors.
Le poème “Anthologie” de Cadou
Boulevard Jules Supervielle
Noë la Fable et les gazelles
et quelques pages disséminées dans le PANORAMA critique des nouveaux POÈTES FRANÇAIS de Jean Rousselot assurent le lecteur de la justesse de son choix.
Qui plus est, dans le Panorama, trois pages sont consacrées à Claude Roy qui n’est autre que l’artisan de l’essai publié par Seghers :
« L’influence de Supervielle est visible dans l’œuvre de Claude Roy, qui ne songe point à s’en excuser. Mais Supervielle ne songerait point à nier sa dette envers La Fontaine, celui des Nymphes de Vaux, lequel La Fontaine se défendrait mal d’avoir lu de très près Charles d’Orléans ou Théophile. »
Il est vrai que l’étude de Claude Roy est chaleureuse, filiale et sans concession.
Tout grand poète contient le mauvais poète auquel il a tordu le cou. Il y a en Supervielle l’ombre adroitement exorcisée d’un poète fantaisiste.
Le ton est donné pour les vingt-et-un brefs chapitres :.... Voix du Poète... On ne meurt pas qu’une fois...Les Grandes Ressemblances...Fondu enchaîné...Grande Aire...L’Horloger des Poèmes...
Ce très grand bonhomme, venu d'Uruguay, long comme un jour sans pain, dégingandé comme un homme des grands chemins et des vastes steppes, la tête dans les nuages, plus haut dans les étoiles et les pieds dans les herbes et les eaux,
Plein de songe mon corps, plus d'un fanal s'allume
A mon bras, à mes pieds, au-dessus de ma tête.
Comme un lac qui reflète un mont jusqu'à sa pointe
Je sens la profondeur où baigne l'altitude
Et suis intimidé par les astres du ciel.
Plein de songe…
C’est un homme de cœur vaste qui cherche et sonde :
«…..il cherche plus lointain encore [ que les distances de l’exotisme ou du ciel ], pressé par une nostalgie de distance qui distend et dépasse tous ses vers, il cherche et pressent une sorte d’absence essentielle, où tout serait présent-absent.
"Écoute, ce n’est que dans mes souvenirs
Que le bois est le bois et le fer, dur..."
il semble que, comme beaucoup d’arythmiques et de cardiaque nerveux, il en ait aussi la sensation et l’état anxieux. »
C'est Michaux qui écrit ceci de son ami Supervielle et pour le disfonctionnement cardiaque, Michaux en connaissait un bout.
Roy parle de la “vertu documentaire de cette poésie :
L'escale fait sécher ses blancheurs aux terrasses
où le vent s'évertue,
Les maisons roses au soleil qui les enlace
Sentent l’algue et la rue.
Les femmes de la mer, des paniers de poissons
irisés sur 1a tête,
Exposent au soleil bruyant de la saison
La sous-marine fête.
Le feuillage strident a débordé le vert
Sous la crue de lumière,
Les roses prisonnières
Ont fait irruption par les grilles de fer.
Le plaisir matinal des boutiques ouvertes
Au maritime été
Et des fenêtres vertes
Qui se livrent au ciel, les volets écartés,
S'écoule vers la Place où stagnent les passants
Jusqu'à ce que soit ronde
L'ombre des orangers qui simule un cadran
Où le doux midi grogne.
L'escale portugaise
Les trébuchements d’un cœur mal assuré de son rythme rappellent le poète vivant à la promesse du mort qu’il contient :
Un sourire préalable
Pour le mort que nous serons.
Un peu de pain sur la table
Et le tour de la maison.
Une longue promenade
À la rencontre du Sud
Comme un ambulant hommage
Pour l’immobile futur.
Et qu’un bras nous allongions
Sur les mers, vers le Brésil,
Pour cueillir un fruit des îles
Résumant toute la terre,
À ce mort que nous serons
Qui n’aura qu’un peu de terre,
Maintenant que par avance
En nous il peut en jouir
Avec notre intelligence,
Notre crainte de mourir,
Notre douceur de mourir.
Offrande
À moi-même quand je serai posthume.
Tu mourus de pansympathie,
Une maligne maladie.
Te voici couché sous l'herbette
— Oui, pas de marbre, du gazon,
Du simple gazon de saison,
Quelques abeilles, pas d'Hymette. —
On dit que tout s'est bien passé
Et que te voilà trépassé...
Ces messieurs des Ombres Funèbres
Vers le fond fumeux des ténèbres
Te guidèrent d'un index sûr
Mais couronné d'un ongle impur.
Et c'est ainsi que l'on vous gomme
De la longue liste des hommes...
Horizontal, sans horizon,
Sans désir et point désirable,
Tu dors enfin d'un sommeil stable.
— Ah ! dans l'eau faire un petit rond !
— Tu mourus de pansympathie,
Une maligne maladie.
Claude Roy ose un rapprochement sur pensée et poésie ; la lecture du coquillage et l’oreille et du monde en nous n’est pas loin de nous faire désigner le Grand Jules pour un contemporain des phénoménologues et un poète de l’intentionnalité.
Mais un profond coquillage
Dont le son veille, caché,
D'âge en âge attend l'oreille
Qui finit par s'approcher.
Et l'homme qui le rencontre
Écoutant ce bruit lointain
Dévide au fond de la conque
L'invisible fil marin.
L'oreille, conque elle-même,
Aboutissant au cerveau
Va des profondeurs humaines
Au maritime écheveau
Et compare sur la plage
Le dehors et le dedans
Cependant que l'océan
Toujours change de pelage.
Le coquillage et l’oreille
Chaque objet séparé de son bruit, de son poids,
Toujours dans sa couleur, sa raison et sa race,
Et juste ce qu’il faut de lumière, d’espace
Pour que tout soit agile et content de son sort.
Et cela vit, respire et chante avec moi-même
- Les objets inhumains comme les familiers -
Et nourri de mon sang s’abrite à la chaleur.
La montagne voisine un jour avec la lampe,
Laquelle luit, laquelle en moi est la plus grande ?
Ah ! je ne sais plus rien si je rouvre les yeux,
Ma science gît en moi derrière mes paupières
Et je n’en sais pas plus que mon sang ténébreux.
Le monde en nous
Reprenant ce bouquin, je me dis que je n’ai pas réouvert assez fréquemment Supervielle. Je découvre cet homme immense qui d’une main accompagne les sphères célestes et de l’autre caresse un visage de femme
Au milieu d'un nuage,
Au-dessus de la mer,
Un visage de femme
Regarde l'étendue,
Et les oiseau-poissons
Fréquentant ces parages
Portent l'écume aux nues.
(Je connais cette femme
Où l'ai-je déjà vue ?)
Les chiens du ciel aboient
Dans un lointain sans terres,
Ce sont bêtes sans chair
Qui ne connaissent pas
Cette dame étrangère,
Et donnent de la voix
Avec leur âme austère.
(Elle a deux yeux si nom
Que je les cherche en moi.)
Silence tout à coup.
Visages dans les mains
Vont les sphères célestes
Qui retiennent leur souffle
Pour que ce chant modeste
Se fraye comme il faut
Son chemin jusqu’en haut.
(Et voici qu’elle a pris
Sa tête entre ses mains.)
Plein ciel
Nous avons tous, chacun, nos idiolectes, ces expressions favorites de notre langue bien particulière ; j’en ai un que mon penchant pour l’histoire me fait souvent employé, j’ai cru l’avoir emprunté à René Char, mais peut-être bien que c’est à Supervielle que je le dois : Oublieuse mémoire,
Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,
Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?
Est-ce là ce peu que tu donnes à boire
Ces gouttes d’eau, le vin que je te confiai ?
Que vas-tu faire encor de ce beau jour d’été
Toi qui me changes tout quand tu ne l’as gâté ?
Soit, ne me les rends point tels que je te les donne
Cet air si précieux, ni ces chères personnes.
Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,
Refais par-dessus moi les voies du lendemain,
Et mène-moi le cœur dans les champs de vertige
Où l’herbe n’est plus l’herbe et doute sur sa tige.
Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire…
Qui avait soif ? Quelqu’un ne voulait-il pas boire ?
II
Regarde, sous mes yeux tout change de couleur
Et le plaisir se brise en morceaux de douleur,
Je n’ose plus ouvrir mes secrètes armoires
Que vient bouleverser ma confuse mémoire.
Je lui donne une branche elle en fait un oiseau,
Je lui donne un visage elle en fait un museau,
Et si c’est un museau elle en fait une abeille.
Je te voulais sur terre, en l’air tu m’émerveilles !
Je te sors de ton lit, te voilà déjà loin,
Je te cache en un coin et tu pousses la porte,
Je te serrais en moi tu n’es plus qu’une morte,
Je te voulais silence et tu chantes sans fin.
Qu’as-tu fait de la tour qu’un jour je te donnai
Et qu’a fait de l’amour ton cœur désordonné ?
III
Mais avec tant d'oubli comment faire une rose,
Avec tant de départs comment faire un retour,
Mille oiseaux qui s'enfuient n'en font un qui se pose
Et tant d'obscurité simule mal le jour.
Écoutez, rapprochez-moi cette pauvre joue,
Sans crainte libérez l'aile de votre cœur
Et que dans l'ombre enfin notre mémoire joue,
Nous redonnant le monde aux actives couleurs.
Le chêne redevient arbre et les ombres, plaine,
Et voici donc ce lac sous nos yeux agrandis ?
Que jusqu'à l'horizon la terre se souvienne
Et renaisse pour ceux qui s'en croyaient bannis !
Mémoire, sœur obscure et que je vois de face
Autant que le permet une image qui passe...
Oublieuse mémoire
Plus malicieusement, il écrivit ses démêlés avec cette singulière capacité qui nous donne tant de soucis et, en plus grand nombre encore, quand on s’avance en âge :
« J’ai beaucoup collaboré avec l’oubli en poésie. Oubliant l’élémentaire comme l’essentiel, je me dis tout d’un coup : tiens, il y a des arbres, tiens, il y a des femmes, il en est même de fort belles. Un autre jour, c’est une rivière, c’est une bête, c’est le ciel étoilé qui m’émerveillent. »
Il ne me déplaît point de vieillir en la compagnie poétique de cet homme
C’est bientôt Noël et Claude Roy qui s’étend assez peu sur les proses de Supervielle, écrit à propos de ces dernières sur la gentillesse :
«C’est une vertu instable, paradoxale, toujours menacée parce que composite. C’est un mariage heureux de lucidité et d’ironie, de tendresse et de sensualité, d’astuce et de force. »
Donc pour Noël :
Le bœuf et l'âne de la crèche
L'âne se tient à gauche de la crèche, le bœuf à droite, places qu'ils occupaient au moment de la Nativité et que le bœuf, ami d'un certain protocole, affectionne particulièrement. Immobiles et déférents ils restent là durant des heures, comme s'ils posaient pour quelque peintre invisible.
L'enfant baisse les paupières. Il a hâte de se rendormir. Un ange lumineux l'attend, à quelques pas derrière le sommeil, pour lui apprendre ou peut-être pour lui demander quelque chose.
L'ange sort tout vif du rêve de Jésus et apparaît dans l'étable. Après s'être incliné devant celui qui vient de naître, il peint un nimbe très pur autour de sa tête. Et un autre pour la Vierge, et un troisième pour Joseph. Puis il s'éloigne dans un éblouissement d'ailes et de plumes, dont la blancheur toujours renouvelée et bruissante ressemble à celle des marées.
—II n'y a pas eu de nimbe pour nous, constate le bœuf. L’ange a sûrement ses raisons pour. Nous sommes trop peu de chose, l'âne et moi. Et puis qu'avons-nous fait pour mériter cette auréole ?
— Toi tu n'as certainement rien fait, mais tu oublies, que moi j'ai porté la Vierge.
Le bœuf pense par-devers lui : « Comment se fait-il que la Vierge si belle et si légère cachait ce bel enfançon ? »
...................................................................................................................................
Le bœuf et l'âne sont allés brouter jusqu'à la nuit. Alors que les pierres mettent d'habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant.
II y avait aussi des fleurs des champs qui savaient et devaient être épargnées.
C'était tout un travail de brouter dans la campagne sans commettre de sacrilège. Et manger sans commettre de sacrilège. Et manger semblait au bœuf de plus en plus inutile. Le bonheur le rassasiait.
Avant de boire aussi, il se demandait : « Et cette eau, sait-elle ? »
Dans le doute il préférait ne pas en boire et s'en allait un peu plus loin vers une eau bourbeuse qui manifestement ignorait tout encore.
Et parfois rien ne le renseignait sinon une douceur infinie dans sa gorge au moment où il avalait l'eau. « Trop tard, pensait le bœuf, je n'aurais pas dû en boire. »
II osait à peine respirer, l'air lui semblait quelque chose de sacré et de bien au courant. Il craignait d'aspirer un ange...
Moins pieuse et toute empreinte de sensualité gentiment érotique, il faudrait lire “La première fois”.
L’érotique chez Supervielle, comme le disait Barthes, c’est l’art du vêtement qui baille !
Il est un poème inoublié, et quand j’ai réouvert ce “poète d’aujourd’hui”, il m’est revenu aussi neuf qu’il y a quarante-cinq ans à la première lecture :
Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant.
Ceux qui sont entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d’en sortir même pour un moment ?
J’entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j’éteins la lumière aux yeux dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.
Un poète
Jules Supervielle est à nouveau dans mon jardin.
Comme quoi les petites catastrophes amoureuses peuvent être fécondes !
Mais qu'a fait de l'amour ton cœur désordonné ?
Post-scriptum :
Jules Supervielle en livre de poche
• Gravitations, précédé de Débarcadères, Poésie/Gallimard,
• Le Forçat innocent, suivi de Les amis inconnus, Poésie/Gallimard,
• La Fable du monde, suivi de Oublieuse mémoire, Poésie Gallimard,
• L'enfant de la Haute Mer, Folio n°252, Gallimard,
• Le voleur d'enfant, Folio n° 357, Gallimard.
Jules par Dubuffet
sur la Toile
site de J.M. Maulpoix,
site de la revue EUROPE,
site dédié à l'univers et à l'œuvre de Jules Supervielle.
22:15 Publié dans "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (2)
lundi, 28 novembre 2005
Brouhaha
Presque partout et sur tout.
Racisme et antiracisme..., Associations "noires" et fédération des Bretons de...., Avignon - le Festival - à feu, à cul et à sang..., Finkielkhraut, Le Monde, France Cul... le blogue de Berlol, entre "mp" et/ou "k", la (les) rusée(s), et "Marie.Pool", l'offusquée.
Macrocosme et microscome : ça s'agite ! Partout.
Explosions solaires, conjonction des astres, affrontement des masses d'air tropical et d'air polaire ?
Et Régis Debray ! Avec un sous-titre dans Le Monde d'hier : L'absence de sacré, aujourd'hui comme hier, est dévastatrice
Ruptures, désagrégations, perte des repères, crise !
Je ne vais quand même point reprendre le titre du roman d'un auteur que je n'aime guère. Mais, une ÎLE serait la bienvenue.
Cet après-midi, nous parlerons de Nietzsche aux Chantiers - crise du sujet ou crise du sens ? Ça n'est point fait pour apaiser les relatons entre mes synapses ! Et je dois traduire Plutarque pour jeudi ; le titre de la version "Ostracisme d'Aristide".
Mais aujourd'hui, qui ostraciser ? Et où ostraciser ? Dans l'air du temps, semblerait qu'il y a beaucoup de gens, de groupes, de communautés, d'associations, qui ostraciseraient !
Qu'est un ostracisme ?
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samedi, 26 novembre 2005
Hivernales ? Déjà...
Matin de novembre au jardin neigeux. Confus des brumes grises. Déjà l’hiver ?
Bribes du Chant de solitude au sortir d’une nuit amoureuse :
Les fumures du Temps sur le ciel répandues
Et le dernier dahlia dans un jardin perdu.
Dédaignez ce parent bénin et maudissez son Lied !
Peut-être qu’un cheval à l’humeur insolite
Un soir qu’il fera gris ou qu’il aura neigé
Posera son museau de soleil dans mes vitres.
René Guy Cadou
Le Chant de solitude
J’ai lu avec grand intérêt ce que dit Alfred Brendel de ses écritures et lectures dans le Monde des livres du 11 novembre.
« ... Des textes étrangement familiers mais qui me tirent vers des régions inconnues de moi-même.
...Je suis persuadé que l’on comprend mieux le monde dans les grands romans qu’en observant les gens... À présent, je préfère relire les chefs-d’œuvre... Les écrivains sont comme les compositeurs. J’ai toujours joué les œuvres avec lesquelles j’avais l’impression que l’on pouvait passer une vie. Celles qui émettent sans cesse de nouvelles énergies. Qui vous rajeunissent. On devrait toujours se demander avec quelles œuvres on veut vivre.»
L’entretien s’achève avec l’évocation d’un jeu facétieux sur les contraires.
« Si vous regardez mon visage en en cachant la moitié, vous constaterez qu’une moitié sourit et l’autre pas. Une aile blanche, l’autre noire... »
Un juste clin d’œil à l’harmonie des contraires de Héraclite.
Il est évident qu’après la lecture d’un tel entretien, je ne m’offrirais l’intégrale des sonates de Beethoven que jouées par cet homme-là.
Ailleurs, les soucis que l’on fait à Alain Finkeilkraut - je m’étonne naïvement de la plainte que doit déposer le MRAP, le Mouvement “déraperait”-il lui aussi, non ? - me font réouvrir le bouquin de Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré tout peut se dire sous-titré Réflexions sur la liberté d’expression.
En exergue, Vaneigem cite Voltaire :
Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous puissiez le dire librement.
Cette plainte : voilà donc à quel rigorisme juridique nous conduisent des lois qui souhaitaient protéger la mémoire des victimes.
Finkeilkraut me hérisse souvent le poil. J’estime sa quête de la vérité !
« Autorisez toutes les opinions, nous saurons reconnaître les nôtres [...] nous apprendrons à annuler la force attractive des nuisances […] Nous les combattrons par la seule critique qui les puisse éradiquer : en pensant par nous-mêmes...»
Raoul Vaneignem
Post-scriptum :
Le Monde des livres - encore lui, Libé Livres n'ayant point paru pour cause de grève - publie la recension de trois livres qui ne sont pas loin d'actualiser la pensée de Vaneigem aux événements de ces jours :
S.O.S. ANTIRACISME de Dominique Sopo, chez Denoël "Indigne",
La tentation obscurantiste de Caroline Fourest, chez Grasset
et
Fragments mécréants -quel titre somptueux ! - de Daniel Bensaïd, à Lignes.
Pour conclure :
L'absolue tolérance de toutes les opinions doit avoir pour fondement l'intolérance absolue de toutes les barbaries.
Du même Vaneigem !
Bien sérieux, ce blogue déjà hivernal, mais je ne maîtrise guère la dérision.
18:05 Publié dans Cadou toujours, les civiques | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 24 novembre 2005
24 novembre 1964
au-delà de la nostalgie, au-delà de la mélancolie, au-delà de la tristesse,
l'énigme douloureuse et immuable du jamais plus !
La Treizième revient... C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, — ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...
Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la mort — ou la morte... Ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la rose trémière.
Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule,
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?
Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux ;
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle ;
— La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !
Gérard de Nerval
Artémis
15:35 Publié dans Les nocturnes | Lien permanent | Commentaires (2)
mardi, 22 novembre 2005
Saviez-vous la pauvreté ?
Saviez-vous que....
ou la chronique d’Olivier Pastré sur les PAUVRES aujourd’hui en France, sur France Cul à 7 heures 15 :
• 7 millions de pauvres.
• Presque 4 millions de très pauvres (revenu mensuel de moins de 600 €).
Il conclue abruptement :
« Je vous rassure : les pauvres ne votent pas ! »
Une seule réticence à ses “saviez-vous que” : l’apparition depuis dix ans de “travailleurs pauvres” . Il est sans doute jeune, Olivier Pastré ; entre 1920 et 1950, la pauvreté était le lot le mieux partagé des familles paysannes et ouvrières.
Encore faudrait-il apporter des chiffres à l’appui de ma remarque : je ne parle que de mon vécu !
À écouter cette chronique économique, politiquement incorrecte !
Ailleurs.
L'étonnement toujours frais et enfantin de la Toile et de ses courriels :
j'envoie une note bibliographique à un compagnon résidant à Lyon ; il me répond du Bénin.
J'écris à un autre compagnon très cher, qui d'ordinaire navigue dans nos eaux de Bretagne-sud : il m'écrit de Téfé, aux confins du Brésil, de la Colombie et du Pérou, Téfé à plus de six cents kilomètres à l'ouest de Manaus, du fin fond de la forêt amazonienne.
Voilà bien l'extra-ORDINAIRE de nos jours !
Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir ?
Dans quel coin de ma vie...................... ?
...............................................................
Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule
O crieurs de journaux intimes, seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs !
La soirée de décembre
René Guy Cadou
10:10 Publié dans Cadou toujours, les civiques | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 21 novembre 2005
Panne !
Blogue en panne.
Fatigues et premiers frimas.
Dure reprise du Grec ancien.
La semaine sur "Fracture coloniale/fracture sociale" fut-elle, à l'écoute, si épuisante ?
Et ces jours de novembre qui, depuis quarante et une années, me ramènent dans ces parages nocturnes et glacés !
Si les ombres sont plus profondes que du sang
Ou si le sang est beaucoup plus profond que l'ombre
Qu'il fait noir aux limites de ton rouge sang
C'est ici qu'on entre dans la vierge nuit
C'est ici qu'elle déchaîne ses lumières
Fourmillante d'espace et d'espace et de nuit
C'est ici qu'elle fait tomber ses fracas
Manteaux et nudités profondes
C'est ici que tout naît et se lève et adore
En néant dans le Rien et le Non de la nuit
Noir retour à la vie
Pierre Jean Jouve
23:50 Publié dans Les blogues | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 15 novembre 2005
... et le remords ?
Faire entendre Aimé Césaire dans une page du CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL
Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères,
je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
L’homme - famine, l’homme -insulte, l’homme -torture on pouvait tuer à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer — parfaitement le tuer — sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-progrom
un chiot
un mendigot
mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne de Hottentot ?
.pp.39,40.
Présence africaine, réédition 1956
Sur la quatrième de couverture, cette année-là, l’éditeur précise :
« Rappelons le scandaleux silence (à deux voix près : Sartre et Breton) fait autour de l’œuvre de Césaire... Ce silence finit par être gênant pour ceux d’entre nous qui ont tant accordé de crédit et d’amour à la conscience européenne. »
18:50 Publié dans "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 14 novembre 2005
Vous dites : « Fracture...»
France Cul propose donc une semaine de réflexion sur “Fracture coloniale et fracture sociale”. Difficile de ne pas me sentir plus que concerné. J’avoue avoir consulté le forum ouvert par la radio sur la Toile. J’y ai laissé, avant-hier, une note brève sur mon parcours professionnel et de lecteur ; je regrette cette mince publication, ça n’a que peu d’importance et d'intérêt dans les imprécations qui animent ce forum.
Il eût fallu écrire mon parcours amoureux, la rencontre de ces FEMMES d'Afrique qui m'ont “relié à l'origine du monde et à son avenir”, de celle d'ici, là-bas rencontrée, qui m'accompagne aujourd'hui encore. Je m'y suis refusé, non par pudeur, mais par respect pour ces FEMMES et la mémoire de deux d'entre Elles.
Ce matin, j’ai sorti de mes étagères deux bouquins qui vont m’aider - qui naguère m'aidèrent - dans cette traversée radiophonique :
L’Essai sur l’exotisme de Victor Segalen
et
le Cahier d’un retour au pays natal de Aimé Césaire
- ce dernier portant en page de garde la mention “Biskra, 10 mars 1964*”.
Comment la mémoire d’un descendant de paysans et artisans “gallos” peut assumer son passé et comment, le plus justement possible, il peut en rendre compte à ses proches ?
Droits de ceux-ci, devoir de celui-la !
Une semaine de pas toujours facile confrontation des souvenirs du témoin et de la parole historienne, souvent ressentie comme arrogante dans ses certitudes scientifiques et apaisante dans le doute ses questionnements. Ça peut sembler paradoxal ; mais c’est ainsi que je vis cette première matinée.
*Drôle d’époque d’ailleurs que ce printemps 1964 dans les Aurès, dont il me faudra bien écrire un jour quand la rébellion de Mohamed Chabani m’a “retenu” quelques jours à l’Hôtel de ville de Biskra, en compagnie de mes amis de la Délégation spéciale, mise en place par la toute nouvelle administration algérienne à l'automne 1962.
Post-scriptum : J'oubliais, je me suis aussi armé des quatre dvd de Jean Rouch (éditions Montparnasse - le geste cinématographique), que m'a prêtés Al., Jean Rouch, un qui s'ajoutant à Segalen et Césaire, me fut un autre passeur.
12:00 Publié dans les civiques | Lien permanent | Commentaires (1)
vendredi, 11 novembre 2005
Fin de nuit limpide
Insomnie heureuse.
À quatre heures du matin, dans le cadre de la fenêtre étroite, seule dans le sud et le ciel pur, Sirius, scintillante.
S'élève le chant de Monteverdi "Ogni amante è guerrier", par l'ensemble vocal de Nadia Boulanger (1937 !).
Que la nuit soit de glace ou qu'elle soit sereine
l'amant et le guerrier l'occupent à veiller
09:35 Publié dans Les musiques | Lien permanent | Commentaires (1)
Ensuite au matin...
le retour au tohu bohu.
Attentats irakiens, jordaniens, complot syrien, sangs partout, racailles encore !
(Qui est la racaille ? N’y aurait-il encore une fois que les pauvres ?)
Et quel est donc ce maire nostalgique, seul, qui maintient le couvre-feu en sa commune de Belfort ?
À quoi joue “Canal plus” en diffusant ce soir Banlieue 13 d’un certain Morel ?
Assez heureux de rejoindre l’opinion de Alain Touraine, dans un entretien qu’il donne à un quotidien catalan, avec ma petite citation de Victor Segalen dans ma note de mardi :
«... la sensation d’Exotisme : qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même...»
Comment vivre cet effort et de perception et de connaissance ?
Ce bon Parti Socialiste deviendrait-il république bananière ?
La présidente de Flammarion - une belle femme, je crois - invitée par France Cul, affirme la perfection parallèle de la petite cuiller et du livre qui assurerait usage pérenne de l’un et l’autre.
Donc se réjouir.
Seulement, on ressent bien que la dame aimerait assez satisfaire ses actionnaires en éditant peu de titres en beaucoup d’exemplaires. Elle ne pratique cependant point la langue de bois, quand elle reconnaît la nécessité de publier sans doute moins pour ne pas boucher les tuyaux étroits de nos commerces.
Mais quand elle parle des petits éditeurs, parle-t-elle des vrais petits éditeurs ? Là où s’élabore notre vraie liberté de lecteurs.
Et à 10 heures du matin, préparant la note à venir sur Jules Supervielle, je rejoins mon émerveillement d’avant l’aube :
Les dames en noir prirent leur violon
Afin de jouer, le dos au miroir.
Le vent s’effaçait comme aux meilleurs jours
Pour mieux écouter l’obscure musique.
07:30 Publié dans les civiques | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 08 novembre 2005
à l'automne 1955, suite et fin ?
L’annonce sur France Cul d’une semaine à propos de “Fracture coloniale, fracture sociale” du 14 au 20 de ce mois, me ramène à “mes” années 50.
Dans mes précédentes notes, j’ai laissé le jeune voyageur entre Casablanca et Dakar.
Je pensais abandonner la publication de ces bribes de correspondance que j’estimais tenir d’un exotisme et de toute une pacotille coloniale qui sévissaient encore dans certains milieux populaires de l'immédiat après-guerre.
Mais ce projet de semaine sur le passé “colonial” me suggère de continuer à “recycler” ces notes d’un premier voyage : j’en fus un fort modeste acteur (de ce passé), même si plus tard, après les années algériennes, je me targuais, un tantinet pompeux, d’avoir été un “bradeur d’empire” - ce que je ne renie point.
Mes naïvetés furent vite lacérées. Je ne les renie pas non plus. À l’époque, je n’avais lu ni Segalen, ni Gide, ni Michaux. J'ignorais encore tout du premier, le second m'avait été interdit, le dernier allait bientôt surgir dans mes horizons.
Fractures, il y eut. Souvent, elles me furent fécondes !
Sur le Banfora, entre Casa et Dakar
Jeudi 27 octobre 1955
Premiers poissons-volants... nous avons aussi traversé des bancs de thons. Le bateau continue toujours sa route, calme et paisible. La chaleur n’est pas accablante, mais j’ai commencé à prendre de la quinine : un comprimé par jour.
Demain donc escale à Dakar, la véritable Afrique ; l’A.O.F. Nous sommes en chemisette mais nous n’avons pas encore porté le casque.......
À demain matin, en vue de Dakar où je posterai ma lettre.
Vendredi 28
Dakar en vue. D’abord, les deux Mamelles, collines verdoyantes. Puis on passe l’île aux Serpents.
Actuellement on voit nettement les immeubles de Dakar.
Mais il nous faut contourner l’île de Gorée pour entrer dans le port par le Sud.
La vue est très jolie : enfin l’Afrique !
Samedi 29
au large de la Gambie
....le Grand Dakar qui contient une curieuse médina, pleine d’effluves et de relents douteux, où les femmes se promènent royalement vêtues de mousselines, bleues, roses, vertes, et de pagnes de cotonnade multicolores, où les hommes, grands maigres, palabrent en gandouras de laine brune, blanche, noire, avec le “chèche” ou le casque sur la tête : une véritable féérie de co uleurs, de bruits... et d’odeurs...
... On quitte le quai dans les battements de tam-tam et les chants gutturaux des Africaines (termes consacrés à remplacer les mots “nègre, négresse”) ...
Terre invisible : mer calme avec légère houle.
... Je suis allé écouter sur le pont des 4èmes classes des noirs qui jouaient de la guitare. Ils ont été très touchés que je prenne plaisir à leur musique et moi encore plus : lls sont très attachants. J’ai passé la meilleure soirée avec eux.
Lundi 31
au large de la Gambie
Hier escale à Conakry vers huit heures.
Auparavant, un splendide orage tropical avec ciel d’éclairs et de nuages très noirs : la mer ne s’en est pas trop ressentie.
(visite) non pas sous un soleil éclatant mais dans un minuscule crachin, d’une étouffante torpeur...
Les femmes, plus que les Sénégalaises, sont élégamment vêtues et avec somptuosité : toujours ces cotonnades et mousselines colorées mais portées avec encore plus de charmes. À propos d’indigènes, je suis allé faire un tour, seul dans le quartier indigène ; j’y suis resté trente minutes sans voir la moindre parcelle de peau européennes.
Demain 1er novembre, escale à Sassandra.
Le 2 novembre ce sera le Terme et je penserai à tous nos morts.
Ce que n’écrit point le jeune voyageur, ce sont les premiers seins nus qu’il rencontre, émerveillé, bouleversé : les jeunes seins nus et dressés d’une jeune fille qui porte sur la tête une cuvette d’émail chargée de fruits... exotiques !
Les seins pour lui, ce n’était encore que la brève, mais combien troublante évocation d’Arthur Kœstler dans Le Zéro et l’infini, lu et étudié au printemps 55, “LES SEINS DORÉS COMME DES POMMES”.
Au bas de cette dernière lettre de voyage, griffonné d’un stylo qui n’a plus d’encre :
2 novembre arrivée à Abidjan. Tout va très bien, accueil chaleureux.... lettre suit. Bons baisers.
C’est livré, brut de décoffrage. Les événements, les rencontres, les paysages, les lectures, les amours ne tarderont pas à fissurer les certitudes et les émerveillements. Pour d'autres émerveillements !
«... la sensation d’Exotisme : qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même...»
Victor Segalen
*Essai sur l’exotisme, une esthétique du Divers, Fata Moragana, 1978.
Le Livre de Poche, Biblio Essais n° 4042, 1986.
08:30 Publié dans les voyages | Lien permanent | Commentaires (0)