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jeudi, 23 juillet 2020

égaré dans des espaces et temps choisis

 

Lascaux

il y a vingt mille ans

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Sappho

Il  y a deux mille six cents ans, soit deux mille neuf cents ans après l'invention de l'Écriture et dix-sept mille quatre cents ans après les premières gravures de Lascaux, ses chevaux, ses aurochs, ses cerfs et ses biches, ses bisons, sa licorne, son premier oiseau et... un homme

 

L'enfant d'Ingolstadt*

il y a quinze jours, soit deux cents siècles et vingt ans après Lascaux, vingt-six siècles, vingt ans, six mois et vingt-cinq jours après les poèmes de Sappho et sa voix de miel, μελιφονος.

Quignard, par delà Sappho, y écrit :

"Nous savons ce que les hommes de l'origine voyaient dans l'ombre des parois - et que les charbons de leurs flambeaux complétaient spontanément en avançant dans la nuit. C'étaient rarement des hommes...                        
À vrai dire leurs mains signaient des ombres de fauves. Assertaient des désirs ou des peurs, ou des faims, ou des ersatz..."

au delà  en deçà par delà 

contempler   traduire    lire   rêver 

 

 * Dernier royaume X, Pascal Quignard, folio/Gallimard, juin 2020

lundi, 30 mars 2020

en ces jours de "confinemant" un très ancien récit

 

 C’était un jour de l’an 1087 ...
Un jour qui jusque là était semblable aux milliers qui l’avaient précédé et avaient vu l’empire de Wagadu au travail

Là bas, derrière les montagnes verdoyantes, le soleil agonisait.
Le ciel s’assombrit devint gris cendre, puis couleur de latérite.
“ Les oiseaux aquatiques se hâtèrent vers les marais “.
Les pilons des femmes se figèrent dans les mortiers.
Les djembés des chasseurs ne se firent plus entendre dans la profonde forêt.

Les crapauds cessèrent de s’interpeller. Il fit noir, noir.
Les hyènes hurlèrent et les hiboux leur firent écho.
Les lions rugirent et les chiens abandonnèrent la garde des troupeaux.
Les éléphants terreux barrirent et s’enfuirent vers les hauts plateaux qui s’effondrèrent.

Pendant que les animaux et les choses transmettaient leur message de détresse, un brouhaha confus se fit.
Le vent gémissait dans les bois et par endroit, la terre s’éventrait et crachait des flammes géantes .

              

 Les vieilles commères, prises de frayeur et blotties au fond des cases, interrogèrent l’oracle.
Est-ce un séisme ?
Est-ce la trompette de l’apocalypse qui sonne le glas de l’empire ?
Mais l’oracle lui-même, personnage bizarre (mi-humain, mi-animal), fortement commotionné, ne savait plus parler.
Le code de sa science occulte se noya dans la torpeur corrosive qui l’étreint.

    

 Sous un ciel terrifiant, mus par l’odeur du sang et de chair humaine, seuls les vautours planaient sur Coumbi, capitale de l'empire dont la splendeur en ce soir chaotique ternissait telle une fleur qui se fanait sous un soleil ardent impitoyable.
Coumbi était méconnaissable et funeste. Et ses monarques et ses habitants perdirent l’usage du verbe.

                            

 Soudain, un cri démentiel, guttural, qui ne saurait être celui de l’homme, venu de la vallée des hiboux, se fit entendre et fit trembler toute la terre du Wagadu. Il arracha les toits des cases, déplanta les arbres, fit crouler les collines et tint tout en respect. Il était si imposant, si lourd de signification ce cri, que seul l’oracle pouvait l’interpréter. Et, comme par miracle, celui-ci se réveilla de sa léthargie, il marcha, marcha, marcha, vers le palais royal, arrivé au pied de la muraille, il se prosterna, se releva et dit :

“Ô Caya Mangha!, Ô tunka du Wagadu !”

Voici qu’un garçon présomptueux, pris par la folie de l’amour, vient de sonner le glas du peuple Soninké en profanant et en abattant “Biida“ le dragon du puits sacré.
“Biida“ le veilleur de l’empire depuis les temps immémoriaux, détenteur du secret de la richesse fabuleuse du Wagadu !

 Ce qui arma le bras du jeune homme téméraire, Hamady Safankhoté, était d’empêcher sa fiancée, la belle Siya Yatabaré, belle comme un clair de lune, d’être la victime de “Biida“ cette nuit même, selon la tradition rituelle de l’empire.

 Ô Cayan Makhan ! Tunka du Wagadu,
toi seul, dans ta puissance, savais que “Biida” était mon frère-jumeau et que nous communions par l'esprit. Il est mort. Donc je vais mourir. Mais mon dernier message à transmettre est ceci:

Cayan Makhan, pendant sept longues années, la pluie ne tombera. Pas une seule herbe ne poussera sur l’étendue de ton empire. L’or qui fut la puissance de ton empire disparaîtra.

Cayan Makhan, pendant sept longues années,
ton peuple ne connaîtra que la guerre avec son cortège funèbre de malheurs.

 Cayan Makhan, les fils du Wagadu seront les éternels migrants,
ton peuple sera disloqué et élira domicile sous d’autres cieux plus austères, où ils construiront des édifices qu’ils n’habiteront jamais, jamais, jamais..."

 

Une nuit de saison sèche, me fut contée cette légende, il y a trente ans, au bord du Fleuve, par le Soninké, homme de Bakel qui était mon ami, LASSANA DIARA.

 

Le Wagadu est le nom véritable de cet empire
que nous, voyageurs blancs sortis des brumes, nommions Empire du GHANA.

mercredi, 04 mars 2020

fallait-il donc publier "les terres du couchant" ?

Bizarre après-midi de lecture débutant par ce feuilletage critique des terres du couchant, Louis Poirier insérant dans les 258 pages d'un texte qui aurait sans doute dû demeurer au fond d'une malle les pages 75/93 qui sont pages anciennes d'un texte autrement plus mystérieux, les pages 14/31 de La Route, qui ouvre la Presqu'île, lue en 1970.

Premières lignes :

Ce fut, si je m’en souviens bien, dix jours après avoir franchi la Crête que nous atteignîmes l’entrée du Perré ; l’étroit chemin pavé qui conduisait sur des centaines de lieues de la lisière des Marches aux passes...

Dernières lignes :

...Je me souviens de leurs yeux graves et de leur visage étrangement haussé vers le baiser comme vers quelque chose qui l’eût éclairé — et le geste me vient encore, comme il nous venait quand nous les quittions, avec une espèce de tendresse farouche et pitoyable, de les baiser au front.

La Route, qu'en 2006, Louis Poirier avouait être "comme le vestige unique d’un livre mort parce qu’il n’avait “pas choisi, pour l’attaquer le ton juste...” Et pourtant quelle fascination dans cet incipit qui annonçait un immense western, une épopée à la Tolkien ou à la ...Homère.

Pourquoi, comment ai-je glissé de ce qui pour moi, avait été certes une déception, mais aussi une porte si largement ouverte à de fascinantes rêveries, vers ces pages odieuses de Lettrines II quand Louis Poirier, dit plus noblement (?) Julien Gracq, relate les leçons de piano, que tout enfant il prenait chez les demoiselles Quignard, demeurant rue Barème à Ancenis, dames esseulées d'une bourgeoisie exténuée, pages qui révolteront le neveu d'icelles, un certain Pascal Quignard ?

Pourquoi Gracq des années après, soixante-sept ans qprès, enfonçait-il le couteau dans la plaie d'un destin malheureux ?.. Il est possible que Gracq ait voulu répondre à la détresse de son enfance...
Le fils du mercier de Saint-Florent qui s'appelait Poirier, désira s'annoblir du nom de Gracq.
Moi, le neveu des musiciennes pauvres, je gardais le nom pauvre, le nom dédaigné par les riches autochtones de Saint-Florent-le-Vieil, des organistes Quignard...
Le fils du mercier de Saint-Florent portait monocle et se prenait pour un aristocrate...

Et le lecteur de rouvrir Leçons de solfège et de piano du susdit lequel en ce même bouquin, réglant ses comptes de descendant d'une bourgeoisie ancienne avec l'ascendant d'une nouvelle bourgeoisie de négoce, mentionne heureusement — le lecteur s'éloigne des aigreurs écrivaines (!) — en des pages d'un superbe pédantisme,

Paul Celan,qui l'incita à traduire du grec Alexandra, qui est aussi Cassandre, le poème de Lycophron,
Héraclite  : φυσις κρυπτεσθαι φιλει — la nature aime à se cacher
et Zénon : φιλος αλλος εφη εγο — il dit que l'ami est un autre JE — Zénon qui en chutant se brisa le doigt et se précipita dans la mort....

Et me voilà donc pour la première fois dans Zénon par le truchement fort savant de Diogène Laërce qui écrivit, il y a quelques dix-sept cents ans  en dix livres, Vies et doctrines des Philosophes illustres.

Abandonnant sans regret les terres du couchant, je reprends La Route.

 

de Julien GRACQ
La Presqu'île, José Corti, Paris 1970
Lettrines 2, José Corti, Paris 1974
Les terres du couchant, éditions Corti, Paris 2014

de Pascal QUIGNARD
Leçons de solfège et de piano, Arléa, Paris 2013
Lycophron et Zétès, Poésie/Gallimard, 2010

d'HÉRACLITE
Fragments, Presses Universitaires de France, Paris 1986

de DIOGÈNE LAËRCE
Vies et doctrines des Philosophes illustres, La Pochotèque, Le Livre de Poche, 1999

mardi, 08 octobre 2019

une aurore automnale

Vallauris, une fin de septembre, j'ouvre la fenêtre pour aérer une insomnie matinale.
Et là, inattendue, la constellation d'ORION en gloire dans le plein sud  : ma constellation la plus rêveuse depuis les nuits d'adolescence dans l'amitié troublante du "prince aux cheveux de blé".

ORION, celle qui, pour moi, inaugure.

Dans quelques jours, un atelier autour de René Char, aux Chantiers.
Au bout de plus de soixante-cinq ans de fréquentation solitaire avec les mots de cet homme, si j'excepte les quelques lectures que je fis à l'Autre, aux autres, dans le labeur ou le bonheur de ses textes, que serai-je ? Un passant attentif, un auditeur émerveillé, un étudiant studieux, un critique actif, douze jours durant.
Ou fuirai-je dès la fin du premier jour ? ou le jour suivant ?

ORION est là dans l'encadrement d'une fenêtre méditerranéenne et me reviennent les lectures ardues, arides, dans l'obscur d'AROMATES chasseurs.

J'ouvre le livre : un préambule qui nomme deux espaces : le premier espace intime où jouaient notre imagination et nos sentiments; le second, l'espace circulaire du monde concret. Et puis, d'une évidence héraclitéenne chez Char, le surgissement d'un troisième espace en chemin, hors du trajet des deux autres ? Révolution d'Orion resurgi parmi nous. Le premier texte : 

ÉVADÉ D'ARCHIPEL

Orion
Pigmenté d'infini et de soif terrestre,
N'épointant plus sa flèche à la faucille ancienne,
Les traits noircis par le fer calciné,
Le pied toujours prompt, à éviter la faille,
Se plut avec nous
Et resta.

Chuchotement parmi les étoiles.

 

Et Char de proposer pour chacun des sept textes suivants, des épigraphe, curieusement situées à droite de la page, qui figurent comme un parcours rêveur de la planisphère céleste que peut-être fit le poète en rapprochant ou éloignant Orion des constellations qui sont autant de symboles évoquant le mythe grec d'Orion, le grand et beau chasseur, ses liens et ses combats, ses gloires et ses défaites.

Orion au Taureau
Orion à la Licorne
Orion s'éprend de la Polaire
Passage des Gémeaux
Orion traverse à la nage l'Éridan et connaît l'Hydre
Céphée à Orion
Retour d'Orion à la terre des lombes

 

À la charge du lecteur de lier l'épigraphe et le poème !

 

samedi, 01 décembre 2018

le bateau d'Ulysse

 

cette traduction de Σχεδια :  bateau ou radeau ?
la traduction de « σχεδιἡν » (skedièn) par radeau m'a beaucoup interrogé.


C'est au Chant V de l'Odyssée : Ulysse est retenu par Calypso, sur l'île de cette nymphe royale qui désire faire de l'errant son époux.
Alors que, dès les premiers versets de ce chant, quand Zeus expédie Hermès chez Calypso, pour conseiller avec insistance à celle-ci de "lâcher les cothurnes" du Grec, il précise bien à son messager qu'Ulysse, non sans peine certes, rentrera "sur un bateau bien jointoyé" (verset 33).
La nymphe obéit à l'injonction de Zeus et met tout en œuvre afin qu'Ulysse construise son bateau : elle le conduit sur le site où il trouvera les arbres nécessaires et lui fournit les outils. 
De l'abattage des arbres à la voile enfin prête à être hissée, s'énoncent 28 versets — de 233 à 261 — pour quatre jours de labeur. 
C'est entre les versets 249 et 257 qu'achoppent les traducteurs français, ignorant sans doute tout ou presque de l'architecture navale, et de l'antique et de l'actuelle.
Même, même Jean Cuisenier qui sur les traces de Victor Bérard, s'efforce de retracer le périple achoppe étonnamment sur le verbe τορνoώ (τορνώσεται dans le texte homérique) qu'il confond avec son voisin le précédant dans le Bailly et qui est τορνευω ; d'où son hypothèse qu'Ulysse mesure ses travaux à l'aide d'un compas de charpentier.

Ce passage n'en est pas moins difficile à interpréter, car le vocabulaire d'Homère peut se référer à deux états différents des techniques de construction. L'expression "ossoon tornôsetai", « les dimensions et le fond qu'il donne », peut se référer soit à l'usage du compas du charpentier pour fixer des mesures, soit à l'opération de « tourner »,« faire tourner le bordage d'une carène ».

Jean Cuisenier, le Périple d'Ulysse, p. 344.

Dans les outils fournis par Calypso, sont nommés la hache d'airain, la doloire, les tarières, les clous et chevilles, mais le point de compas de charpentier ; et bien peu claire, la description de cette opération qui consisterait à "faire tourner le bordage d'une carène".

 

Voici ces versets 249/257 :

ὅσσον τίς τ᾽ ἔδαφος νηὸς τορνώσεται ἀνὴρ
φορτίδος εὐρείης, ἐὺ εἰδὼς τεκτοσυνάων,
τόσσον ἔπ᾽ εὐρεῖαν σχεδίην ποιήσατ᾽ Ὀδυσσεύς.
ἴκρια δὲ στήσας, ἀραρὼν θαμέσι σταμίνεσσι,
ποίει: ἀτὰρ μακρῇσιν ἐπηγκενίδεσσι τελεύτα.
ἐν δ᾽ ἱστὸν ποίει καὶ ἐπίκριον ἄρμενον αὐτῷ:
πρὸς δ᾽ ἄρα πηδάλιον ποιήσατο, ὄφρ᾽ ἰθύνοι.
φράξε δέ μιν ῥίπεσσι διαμπερὲς οἰσυΐνῃσι
κύματος εἶλαρ ἔμεν: πολλὴν δ᾽ ἐπεχεύατο ὕλην.



Tel un homme expert en architecture navale
arrondit la carène d'un navire marchand

ainsi Ulysse se construisit un esquif de belle largeur

Dressant le tillac, en assemblant des membrures bien jointoyées,

il acheva de poser le long plancher du pont.

Il y dressa le mât tenu par des haubans
et y établit la vergue pour les voiles.

Pour barrer le bateau il fit un gouvernail. 

En guise de filières, il érigea un entrelacement de claies d'osier
se protégeant ainsi de la violence des flots.

Pour lester, il déposa au fond de la carène des billes de bois.



ou encore plus poétiquement

Les proportions que donnent à la carène d'un navire

de commerce quelque ouvrier maître en charpentes,

Ulysse les choisit pour son vaste bateau.

Pour dresser le gaillard, il bâtit un bordage étanche

de poutrelles, par des voliges en longueur.

Il disposa le mât et l'antenne du mât,

puis fabriqua la barre afin de pouvoir gouverner.

Enfin d'un bastingage en claies d'osier il protégea

son bateau de la houle et le lesta d'une charge de bois.

traduction de Philippe Jacottet,
Odyssée, Livre V, p. 91

 

Bref rappel lexical

 • τορνώσεται
3° personne singulier, indicatif futur moyen ou subjonctif aoriste moyen
- de τορνόομαι, donner une forme arrondie,
par le haut pour un tumulus de sépulture,
par le bas pour une carène de navire
ἔδαφος, fond, base
τεκτοσυνάων, de τεκτοσυνη, art de construire
• ικρια,
tillac, gaillard
ἔδαφος, fond, base
τεκτοσυνάων, de τεκτοσυνη, art de construire
• ικρια,
tillac, gaillard
• τεχνησατο ευ, tailla avec art
• τεχνηεντως  (verset 270), avec art,
  
racine commune à τεκτοσυνη (?).

 

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Dernière tâche dans l'armement du bateau : la voilerie. Calypso y participe, apportant elle-même des toiles et Ulysse confectionnera les voiles lui-même. Revient dans un verset le terme τεχνησατο ευ, de la même racine τεχν — il tailla bien. 
Triplement maître dans l'art de l'architecture naval : concevoir et réaliser une carène de bateau, réaliser un gréement de voilier, couper les voiles. Cet homme est un homme d'océan possédant tous les savoirs marins, et loin d'être un naufragé s'affolant dans l'assemblage hâtif de troncs d'arbres ou... de planches qu'est un radeau.


τόφρα δὲ φάρε᾽ ἔνεικε Καλυψώ, δῖα θεάων,
ἱστία ποιήσασθαι· ὁ δ᾽ εὖ τεχνήσατο καὶ τά.
ἐν δ᾽ ὑπέρας τε κάλους τε πόδας τ᾽ ἐνέδησεν ἐν αὐτῇ,

μοχλοῖσιν δ᾽ ἄρα τήν γε κατείρυσεν εἰς ἅλα δῖαν.

Et pendant ce temps-là, Calypso, cette toute divine

lui apporta la toile dans quoi il tailla de bonnes voiles
dont il ralingua têtière, bordure et chutes, il gréa
les drisses pour hisser et les écoutes pour border,
enfin sur des rouleaux il mit le voilier à l'eau.


bateau d'Ulysse.jpg

 

Parmi la vingtaine de traducteurs français depuis cinq siècles, — l'unique traductrice Anne Dacier incluse, — seuls, Du Bois de Rochefort en 1781 et, de nos jours, Philippe Jaccottet traduisent ce σχεδιἡν par "vaisseau", pour le premier et, par "bateau" pour le second ; les traducteurs des XIXᵉ et XXᵉ s'obstinent sur la facilité du "radeau". 

Le tragique du radeau de la Méduse les a-t-il influencé si fortement au point de confondre engin flottant de survie à fond plat, livré à tous les aléas des vents et des courants, impossible à gouverner et l'esquif, certes construit à la hâte, mais avec une coque creuse — donc l'arrondi inversé d'un tumulus de sépulture — au fond de laquelle on peut déposer en guise de lest des troncs d'arbres.

Et puis pourquoi un tillac ? un plancher ? Comment pourrait-on lester le fond plat d'un radeau ?

Aux deux traductions précédentes, il me faudrait ajouter la justesse du dessin de Lob et Pichard dans leur fastueuse et sensuelle bande dessinée parue en 1974.

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Demeure un étonnement : ce sont les quatre jours qui accaparent Ulysse à la construction de ce bateau. S'il y a énigme, c'est bien cette brièveté.
Amusante remarque à propos de celle-ci : Lob et Pichard imaginent, eux, un androïde, ANDROS, qui, clandestinement, prête main forte à notre Errant. Tout merveilleux semblant possible sur l'île de la tant belle Déesse qui, de plus, vous offre l'immortalité, pourquoi pas aussi ce miracle de jours sans référence à la durée du jour dans nos vies de mortels ?

Le bateau achevé, Calypso subviendra à l'avitaillement :

ἐν δέ οἱ ἀσκὸν ἔθηκε θεὰ μέλανος οἴνοιο
τὸν ἕτερον, ἕτερον δ᾽ ὕδατος μέγαν, ἐν δὲ καὶ ᾖα
κωρύκῳ: ἐν δέ οἱ ὄψα τίθει μενοεικέα πολλά:
οὖρον δὲ προέηκεν ἀπήμονά τε λιαρόν τε.

Dans le bateau, elle posa une outre de vin noir 

et une autre plus grande d'eau, puis dans une besace
les vivres et d'autres mets en suffisance.
Elle fit se lever un vent inoffensif et doux

Et notre errant, qui refusa et l'immortalité et la si torride passion de son hôtesse, d'ouvrir ses voiles :

γηθόσυνος δ᾽ οὔρῳ πέτασ᾽ ἱστία δῖος Ὀδυσσεύς.
αὐτὰρ ὁ πηδαλίῳ ἰθύνετο τεχνηέντως    
ἥμενος, οὐδέ οἱ ὕπνος ἐπὶ βλεφάροισιν ἔπιπτεν
Πληιάδας τ᾽ ἐσορῶντι καὶ ὀψὲ δύοντα Βοώτην
Ἄρκτον θ᾽, ἣν καὶ ἄμαξαν ἐπίκλησιν καλέουσιν,
ἥ τ᾽ αὐτοῦ στρέφεται καί τ᾽ Ὠρίωνα δοκεύει,
 οἴη δ᾽ ἄμμορός ἐστι λοετρῶν Ὠκεανοῖο·
τὴν γὰρ δή μιν ἄνωγε Καλυψώ, δῖα θεάων,
ποντοπορευέμεναι ἐπ᾽ ἀριστερὰ χειρὸς ἔχοντα.
ἑπτὰ δὲ καὶ δέκα μὲν πλέεν ἤματα ποντοπορεύων.

Ulysse jubilant ouvrit ses voiles au vent favorable.
Il s'installa et prit la barre, en véritable homme de mer qu'il était,
jamais  le sommeil ne tomba sur ses paupières;
il contemplait les Pléiades, le Bouvier tard couché,
et l'Ourse, qu'on appelle aussi le Chariot,
qui tourne sur place en guettant Orion
et, seule des constellations, ne se baigne point dans l'Océan.
Calypso, divine entre les déesses, lui avait bien recommandé
de naviguer au large, gardant toujours l'Ourse à main gauche.
Dix-sept jours durant, il cingla ainsi en haute mer.

 

Et ce n'est point avec un radeau qu'il eût pu naviguer vers l'Est ces dix-sept jours, durant.


Si l'on n'oublie pas, — ce que permet de préciser en s'appuyant sur l'hypothèse des deux astronomes américains* qui datent le retour à Ithaque, au vu des événements astronomiques donnés par Homère, après le séjour en mystérieuse Phéacie,  — qu'il quitte Calypso au milieu du printemps, c'est l'époque où se lèvent tout le long des rivages sud — la côte du futur Maghreb — les brises thermique soufflant le jour du noroît au suet, et inversement du suet au noroît la nuit, autorisant donc une navigation entre allures au portant et au travers, de trois à cinq nœuds, soit 100 milles nautiques par jour, soit un parcours en 17 jours d'environ 1 700 milles nautiques, qui mènent l'excellent barreur qu'est Ulysse aux rivages mythiques de l'île des Phéaciens, laquelle, figée plus tard en rocher par la colère de Poseidon, n'est sans doute dans le rêve du lecteur de l'Odyssée point si lointaine... d'Ithaque.

L'Errant n'est plus dans la durée des "jours et des nuits", nuits d"amour, jours de nostalgie et de labeur, de la terre de Calypso l'immortelle. Il est revenu dans le temps immuable des clepsydres et des sabliers. Ce n'est pas encore le temps des horloges, ...des montres connectées et des smartphones.

Notre "barreur jubilant" affrontera encore quelques épreuves météorologiques, identitaires et institutionnelles avant d'enfin s'étendre tendrement près de Pénélope sur le lit qu'il avait fabriqué naguère avec l'art d'un "designer" antique, tout aussi talentueux que l'architecte naval, maître des carènes, des gréements et des voiles.

 

*

Datation Odyssée - copie.jpg


Pour consulter le texte en grec ancien :

Le site anglophone PERSEUS

• le site HODOÏ de l'Université de Louvain

 

 Bibliographie

Histoire du voilier, Björn Landström, Albin Michel, 1969
Dictionnaire de la Marine à voile, Bonnefoux & Paris, éditions de la Fontaine au Roi, Paris 1987
ULYSSE, Homère,Lob, Pichard, éditions Dargaud 1974, pui Glénat, 1981

mercredi, 14 novembre 2018

« nulla dies sine linea »

Lisant Quignard* citant Pline l'Ancien citant Apelle le peintre :

Nulla dies sine linea

 Comprendrai-je la leçon et la mettrai-je en pratique dès demain ?

 

 * Pascal Quignard, Une journée de bonheur, Arléa, 2017 (Arléa-poche 234)

 À propos de ce bouquin, j'ai noté en ex-libris :

mais quel dommage que
l'aurore soit suivie de l'aube,
quand celle-ci précède celle-la

J'y reviendrai.

dimanche, 30 septembre 2018

portrait sixième - après la guerre

...ou peut-être quelques siècles auparavant, au temps splendide de la Kahéna.


Elle remonte le cours de l'oued, jusqu'à l'entrée des gorges. Elle déroule son foulard de tête, la chevelure noire s'écroule en vagues des épaules à ses reins. Plus tard, quand elle a quitté l'ombre de la palmeraie et le parfum des orangers, elle laisse glisser jusqu'à ses chevilles que cercle le tatouage des Ait Melkem la tunique d'indigo, elle descend, intense et nue, dans le chaos des galets blancs que charrie l'eau du dernier orage. 

La toison de son sexe est de la plus belle noirceur.

 

 

ou peut-être encore dans les jours à venir et l'absolue liberté de ces femmes du Maghreb...

dimanche, 23 septembre 2018

portrait premier

 

Il est assis parmi les enfants, ensemble ils jouent aux osselets, il est souriant — qui donc écrira plus tard qu'il était le visage même de la tristesse. L'œil est vif, il hume l'air marin avec appétit ; certes l'âge le courbe et le pas est hésitant quand il prend le chemin de la mer.
Atteindra-t-il ou pas l'inespéré ?

lundi, 19 mars 2018

à côté de Maïakovski et de Serge Éssénine

... mais un peu plus loin, un de ces rares hommes des confins européens qui se levèrent pour opposer leurs mots aux terreurs successives de leur pays,
Ossip Mandelstam*.

La Russie est au Salon du Livre de Paris, Télérama lui consacre deux pages dans sa rubrique littéraire et le Monde des Livres, sa "une" pour annoncer la parution de ses œuvres complètes** et rappeler qu'il mourut  quasi fou et d'épuisement dans un camp de travail près de Vladisvostok, son cadavre jeté dans une fosse commune.

La vague sourde avait grondé tout au long du voyage
Et, laissant son vaisseau, les gréements rompus sur les mers
Empli d'étendue et de temps Ulysse s'en revint

Tristia, 1917

 Lire et relire l'extraordinaire et belle acuité qualifiant ce retour de l'Errant : ...empli d'étendue et de temps...

 

*Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, Poésie/Gallimard, février 1982.
** Œuvres complètes, deux tomes, Le Bruit du Temps/La Dogana.

mercredi, 29 novembre 2017

rencontrer les Néréides nues ? possible même en navigation virtuelle

Ne suffit point de lire les Modernes et les Antiques, encore nous faut-il naviguer !

 

la Moderne
Yourcenar

……il retournait inlassablement à l'endroit où s'était passée l'apparition : il y a là une source où les pêcheurs viennent quelquefois se fournir d'eau douce, un vallon creux, un champ de figuiers d'où un sentier descend vers la mer. Les gens ont cru relever dans l'herbe maigre des traces légères de pieds féminins, des places foulées par le poids des corps. On imagine la scène : les trouées de soie dans l'ombre des figuiers, qui n'est pas une ombre mais une forme plus verte et plus douce de la lumière ; le jeune villageois alerté par des rires et des cris de femmes comme un chasseur par des bruits de coups d'ailes ; les divines jeunes filles levant leurs bras blancs où des poils blonds interceptent le soleil ; l'ombre d'une feuille se déplaçant sur un  ventre  nu ; un sein clair, dont la pointe se révèle rose et non pas violette ; les baisers de Panégyotis dévorant ces chevelures qui lui donnent l'impression de mâchonner du miel ; son désir se perdant entre ces jambes blondes. De même qu'il n'y a pas d'amour sans éblouissement du cœur, il n'y a guère de volupté véritable sans émerveillement de la beauté.

 

Marguerite Yourcenar
L'homme qui aima les Néréides
Nouvelles Orientales
L'Imaginaire, Gallimard, 1963.


Et parmi ces cinquante filles de Dôris aux beaux cheveux et de Nérée dit le Vieillard parce qu'il est véridique et bienveillant, j'en ai élu plus de vingt

L'Antique,
Hésiode

Εὐδώρη - Eudôrè - La Généreuse
Γαλήνη - Galènè - La Paisible
Γλαύκη - Glaukè - L'Étincelante
Κυμοθόη - Kymothoè - La Tumultueuse
Εὐνίκη - Eunikè - L'Apaisante
Μελίτη - Mélite - La Miellée
Εὐλιμένη - Euliménè - L'Accueillante
Νησαίη - Nèsaïe - L'Insulaire
Ἀκταίη - Achtaïè - La Riveraine
Κυμοδόκη - Kymodèkè - La Bienveillante (la Brumeuse)
Κυματολήγη - Kymatolègè - L'Apaisante
Κυμώ - Kymô - La Houleuse
Ἠιόνη - Hèïonè -L'Attentive
Ἁλιμήδη - Halimède - La Rêveuse
Γλαυκονόμη - Glaukovomoè - La Lumineuse  (l'Irradiante)
Ποντοπόρεια - Pontoporèïa - La Marine
Λειαγόρη - Léïagorè - La Calme (La Paisible Diseuse)
Αὐτονόη - Autonoè - L'Opinâtre
Λυσιάνασσα - Lysianassa - La Déliante (La Libératrice)
Ψαμάθη - Psamathè - La Sableuse Infinie
Νησώ - Nèsô - L'Ilienne
Νημερτής - Nèmertès -L'Infaillible (La Véridique)