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Ce printemps-là

 

Toute femme estrangere
nous semble honneste femme.

Montaigne
Essais III, 9



 

La première fois.


Le bataillon a pris ses nouveaux quartiers depuis deux mois et Fromont, le gros commandant a réuni son état-major, ses quatre capitaines et les plus anciens des sous-lieutenants, pour préciser à nouveau les missions de chaque compagnie.
Willy et lui sont auréolés du double prestige de l’ancienneté et de l’appartenance passée au commando de chasse. Ils ont l’oreille de Fromont qui depuis un an les consulte parfois pour des projets d’opérations. Même les types d’active leur manifestent déférence.
À titre de détente, — ne tue point le ridicule ! — Fromont propose la visite du CTT, camp de triage et de transit qui ressortit à la compétence de la 1ère Compagnie, celle de commandement, des services et de l’intendance : les planqués, quoi, qui ne crapahutent pas, ou si rarement. Ils sont les bureaucrates ou les tortionnaires. Selon. Une section est affectée à la surveillance du camp. 
À deux kilomètres du bourg, en rase campagne, triple enceinte de barbelés de hauteurs décroissantes vers l’extérieur, des baraquements et quelques arbres, aux quatre coins, les quatre miradors habituels à tout camp où tout ordre bien intentionné séquestre les douteux, les rebelles, les marginaux. À Marceau, hors les “fells” pris au maquis les armes à la main et qui ont été, soit exécutés sur place, soit jugés et incarcérés dans les grandes taules officielles, on y entasse le menu fretin que secrète toute rébellion : des femmes et des hommes suspects d’aide aux maquis, les collecteurs de fonds, les pourvoyeurs et pourvoyeuses d’armes, de vivres, de médicaments, celles et ceux qui ont hébergé des maquisards de passage, les proches parents qui ont aidé un jeune à prendre le djebel. Ils sont là, ou en attente de jugement par les tribunaux civils, ou déjà condamnés à de courtes peines, ou seulement punis pour quelques jours, quelques semaines par tel maire, tel officier de secteur.

Cinq baraquements pour les hommes, une centaine, deux pour les femmes ;  soigneusement séparés par le bâtiment en dur qui abrite la section de surveillance et une double rangée de barbelés, haute de trois mètres. Dans l’un et l‘autre enclos, trois gus en armes patrouillent en permanence. Les femmes ne sont que quinze. Plutôt jeunes, deux ou trois âgées, vêtues des traditionnelles robes colorées et des foulards de tête des paysannes du djebel. Assises à l’ombre des acacias, elles devisent paisiblement quand, au passage des visiteurs, l’une, la plus âgée, se lève et vient tout près des barbelés en les invectivant. Galéano, le margi-chef pied noir qui commande le camp fait signe à un des trois gus d’intervenir, le gars se précipite et violemment en s’aidant de la crosse de son fusil met la femme à terre. Le cercle des assises se met à gémir ; du côté des baraquements des hommes, toute activité cesse, ils observent, silencieux. La femme à terre sanglote.
  Du pignon ombreux d’un des deux baraquements, se détache tranquillement une fine silhouette vêtue à l’européenne, belle chevelure noire, qui tombe en liberté sur les épaules nues. Elle va à la femme, la relève, la prend dans ses bras et l’apaise. Le groupe de visiteurs s’est arrêté. Ignorant le garde-chiourme, la jeune femme regarde intensément Fromont et son groupe d’officiers. Ils continuent leur chemin. Il ne s’est rien passé. Juste une excitée.

Jaqez s’est arrêté, comme atterré par ces hurlements qui lui rappellent d’autres cris – un après-midi, dans cette ferme de la vallée du Chélif. Ces femmes enlacées derrière ces barbelés, ce cri, ces deux regards qui lui lacèrent l’âme. La honte d’être de ce côté-ci et le doute qui s’enfle.
Il fixe la jeune femme brune, plus belle encore d’être si altière, les yeux ne cillent pas, les bras frêles à la belle matité de peau enserrent sa compatriote, elle lui murmure des paroles d’apaisement. Elle l’aperçoit.
Il ne peut que murmurer simplement : « Pardon ! ». Elle le regarde. Elle est belle.
Willy l’a attendu, il le rejoint :
« La honte ?
– Oui, la honte. Et une fois de plus nous ne pouvons opposer que notre silence, au mieux notre désapprobation. N plus rien à dire à ces mecs ! 
– Elle est belle, cette fille !
– Oui, très belle ! »


Pour le retour à Marceau, Fromont l’a invité à monter près de lui dans sa jeep, avec Marchand, le nouveau 2ème Bureau, tout frais émoulu de l’EAT de Tours qui, arrivé depuis à peine un mois, parade et s’y croit, imbu de l’importance de sa mission. S’il savait, le pauvre petit con ! S’il avait seulement croisé à Alger, Berthome et son ulcère à l’estomac, son prédécesseur, rapatrié sanitaire, père de deux gosses qui avait opté, lui aussi, pour le 2ème Bureau pour éviter les pitons et les crapahuts. Fromont et l’autre sont soucieux de ce qui se passe à Tamloul. L’algarade de Jaqez avec l’officier de renseignements de la Zone et ses séides a fait du bruit dans la zone.
« Vous vous êtes arrêté tout à l’heure devant ces deux femmes. Vous leur avez parlé ? demande Fromont. Pas d’accord avec ce qui s’est passé ? Comme toujours. Ah ! Les états d’âme de mes bons commandos » ajoute-t-il à l’adresse de Marchand.
Jaqez garde le silence. Les cris de la vieille, la gravité souriante de la jeune femme et les houles noires de sa belle chevelure, il les a au creux du ventre. D’autres cris qui s’annoncent ?

Fromont n’insiste pas. Il se tourne à demi vers Marchand qui est sur le siège arrière, il lui parle de la jeune femme, tout à l’heure entrevue : « Un cas, cette femme. Originaire des Aurès, veuve, donc très libre. Employée comme femme de salle à l’hôpital de Batna, elle est suspectée de détourner des médicaments pour les maquis chaouis. Mutée disciplinairement loin de chez elle. À Miliana, elle récidive sans doute. Mais devenue la maîtresse d’un des lieutenants du commando Amarante, cette compagnie du 3ème Régiment Étranger Parachutiste qui a précédé Kimono 30 dans notre secteur d’alors, elle était devenue quasi intouchable et s’affichait sans vergogne avec ce jeune officier. Un culot, ces Aurèsiennes !  Et du chien avec ça !  Hein ?  Qu’est-ce que vous en dites ? Non ? »  Il se retourne vers Marchand, vers Jaqez.
Il poursuit son monologue : « Elle avait francisé son prénom : Primevère. Quand le commando Amarante a réintégré le 3ème REP à Blida, les flics de Miliana qui la surveillaient de loin, l’ont arrêtée au sortir de la gare d’Affreville ; elle accompagnait sa cousine, qui, regagnant Batna, prenait le train pour Alger avec deux valises bourrées de médicaments et autres instruments chirurgicaux. Il y avait aussi quelques papiers intéressants concernant des projets de harcèlement des petits postes de notre secteur. Dans la cohue de la gare, la cousine a filé.
Elle n’a rien dit, ils n’ont pas osé la travailler plus. Deux ou trois fois par semaine, la Section Administrative Spécialisée de Marceau la sort du camp, elle accompagne l’équipe médico-sociale dans les tournées des villages de regroupement. J’ai recommandé au lieutenant SAS de la serrer de près. Après tout, elle va sans doute tenter de renouer avec une OPA quelconque. Ou ils vont essayer de la recontacter ? Elle peut nous permettre de remonter une filière de cette foutue organisation. Jaqez, ça pourrait être intéressant à Tamloul, non. Vous en savez déjà pas mal ! Non ? Vos informateurs, enfin nos supplétifs pourraient... »
Il n’achève pas sa phrase, attentif à la route, il ne voit pas le sourire esquissé par Jaqez. Ce dernier a déjà parlé à Fromont de ces supplétifs qu’il ne veut pas organiser en groupe d’auto-défense à l’instar de Sidi-Hamla et Aïn-Teboucha, non par manque de confiance, mais parce que armer ces hommes qui sont leurs partisans, c’est les exposer à l’égorgement. Il laisse Fromont à ses rêves de services secrets.

 Il n’a pas encore rencontré la SAS, il veut d’abord remettre de l’ordre dans cette anarchie loqueteuse et sale qu’est la vie quotidienne du regroupement dans Tamloul et assurer la sécurité de ses gus et de lui-même. Le 2ème Bureau de Cherchell, malgré l’algarade, reconnaît qu’il n’y a plus de pénétrations “fells” depuis qu’il est descendu à Tamloul et qu’il opère avec ses gars, chaque nuit. Mais il n’est pas encore tout à fait sûr d’avoir mis en insécurité les gens de l’OPA.
Les fells et eux se pressentent mutuellement : les fells ont la ruse et l’adresse, eux ont les armes et la méfiance. On verra ensuite pour les actions psychologiques, sanitaires et sociales et la belle Aurèsienne. Oui ! Belle, cette femme !

La seconde fois.


À Cherchell, après le passage de De Gaulle qui a parlé pour la première fois d’Algérie algérienne, il sort avec Willy de chez de Corme Saint-Aubin , qui, depuis l’accrochage de Tamloul à propos de la clôture, les invitent régulièrement, hors toute relation hiérarchique – Fromont ignore tout et Marcadot s’écrase – manière de sonder l’état d’esprit du contingent. Dans l’ensoleillé d’une belle journée d’hiver, une voix de femme les hèle : « Bonjour, les lieutenants. La guerre est finie ? »  Ils s’arrêtent et Willy serre la main de la femme brune. Décidément, elles sont jolies, ces Algériennes ! Et la beauté de Willy le précédera toujours de quelques longueurs. Banalités de l’échange.
« Au revoir ! – Au revoir ! ».
Quelques pas plus loin, il interroge Willy : « Tu la connais, cette fille ?
– Comment tu ne l’as pas reconnue ? La fille du CTT.
– Merde ! Ce n’est pas possible ! »
Il laisse Willy, interloqué, et rebrousse chemin, la femme est à dix pas :
« Bonjour. Désolé. Je ne vous avais pas reconnue. Vous êtes Primevère, n’est-ce pas ? C’est très émouvant de vous rencontrer libre dans une rue de Cherchell.
– Je ne suis pas Primevère, je m’appelle Rabéa. Rabéa Akermi. En arabe, Rabéa, c’est le “printemps”, d’où Primevère, le surnom dont on m’affuble parfois. Pour vous, je ne veux être que Rabéa. Je suis encore au camp, je suis en liberté conditionnelle comme vous dites, j’y rentre tous les soirs. Merci pour votre parole, l’autre fois. Je n’ai pas oublié, moi ! »
L’ironie légère derrière la beauté du sourire, la bouche pulpeuse, les yeux d’une terre très brune, la somptuosité de la chevelure. Elle s’éloigne. Elle se retourne, la main se lève. Il demeure coi. Trop belle !


Une fois encore, dans le printemps qui s’annonce.

À Marceau devant le dispensaire. Il revient de quatre ou cinq jours dans le djebel. Vastes manœuvres pour récurer les flancs nord du Bou-Maad. Beaucoup, beaucoup de monde sur le terrain, toutes les sections EOR de Cherchell, les dragons de Marengo, deux compagnies du 2e REP héliportées et tout le bataillon, y compris les bureaucrates : De Corme  Saint-Aubin, assisté de Fromont, orchestre le tout. Fromont a tenu à ce qu’il soit là pour le bouclage au col de l’Aghber. C’est vrai qu’il connait le moindre cailloux de tout ce haut ravinement d’oueds.
Il a laissé Tamloul à Ali-Messaoud et Carbone et demandé à prendre seul les deux groupes d’auto-défense de Sidi-Hamla et Aïn-Teboucha. Accordé sans discussion, au contraire, ça fera bien dans le décor, ce groupe de vingt paysans dépenaillés et volontaires ; pour augmenter la puissance de feu, on attribue un fusil-mitrailleur au vieux Ben-Youssef, un vétéran de Monte-Cassino, c’est la moindre chose et deux MAT 49 à ses adjoints. Les autres ont leurs vieux Lebel de 14-18 et leurs fusils de chasse. Il y a beau temps que Jaqez ne sort plus qu’avec sa canne en olivier mais vêtu de sa tenue de commando ; la carabine US ne sert plus que pour les nuits de Tamloul.
Ils ont bien ri là-haut, tout fiers de manger les rations de l’armée et de passer ces nuits dans des lieux qui naguère leur furent terrain de chasse. Il a dormi avec eux, enroulé dans une de leurs cachabias. Ils ont organisé le guet, c’est Ben-Youssef qui donnait les ordres et  assuré la mise en place du bouclage du col et les tours de garde nocturne. Lui, il était là avec eux, ça suffisait.
La vaste opération n’a été qu’un aussi vaste “chouffa”  : quelques caches de vivres, une infirmerie désaffectée, trois ou quatre rafales de PM sur des sangliers dérangés. La noria des hélicoptères n’a rien donnée.

Au petit matin du quatrième jour, ordre à tous de décrocher. Il est redescendu avec ses vingt paysans. Ça chantait de vieilles rengaines militaires. À mi-pente, ils ont été doublés par les command-cars  du quartier général. De Corme et Fromont se sont arrêtés pour saluer ces vingt paysans et les féliciter chaudement de leur participation. De Corme a regardé Jaqez avec insistance, du même regard d’acier que le jour de leur première rencontre et de leur fameuse engueulade, il regarde les paysans, il regarde la canne d’olivier.
« Décidement, Jaqez, vous êtes toujours ailleurs.
– Oui, mon Colonel, mais encore prêt à passer de l’autre bord ! »
Fromont a failli en avaler sa pipe.
« Vous êtes libéré dans deux mois, n’est-ce pas ? Quand vous viendrez à Cherchell pour votre visite médicale de libération, passez me voir. Vous serez mon invité d’honneur au mess. Venez comme vous êtes ainsi en tenu de commando. Et avec votre arme, enfin cette canne, bien sûr !»
C’est vrai qu’il a souvent pensé qu’il avait pas mal de choses à dire à cet homme que l’on disait très proche, sinon intime, de De Gaulle. Tout les sépare hors la hiérarchie – le noble de carrière dans la maturité de l’âge et le fils d’ouvrier, officier appelé, à peine adulte – mais un lien indicible les a rapprochés, dans le tumulte des événements et leur souci de ces paysans algériens. La conception d’une certaine république ?


Il est donc là, devant le dispensaire du bourg, les vingt paysans sont assis plus loin dans l’orangeraie voisine. Les pluies froides et serrées de l’hiver ont cessé. S’annonce dans sa brièveté le printemps maghrébin. Les bourgeons roux des platanes centenaires qui bordent l’allée menant au bourg — les vieux arbres de la colonisation — éclatent en tendres feuilles vertes. Il est seul, il est bien dans ce silence d’un frais matin, la forêt du Bou-Maad était belle à l’aurore.
Ils ont dévalé comme de jeunes chacals fous les pentes par des sentiers qu’eux seuls, même six ou sept ans après pouvaient reconnaître. Il n’y avait plus ni vieux, ni jeunes, mais des hommes heureux de retrouver la liberté de leur terre.
Il est bien dans cette douce lassitude qui suit une nuit brève. Il pense à d’autres forêts plus luxuriantes, là-bas, dans le profond du sud. Il pense aux rives de Loire. À Tamloul où les tensions s’apaisent quand s’ouvre le visage des enfants et des femmes. À ce qu’il envisage pour la suite. L’enseignement de nouveau  ? Le retour à l’ Afrique ? Ama ? Ama, qu’est-elle devenue ? Une lettre obscure à l’indéchiffrable signature parlait d’une tornade tempétueuse, d’une morte foudroyée ? Il rêve entre nostalgie et projets. Songerie vague enserrée dans une tristesse légère.

Et soudain, très proche, derrière lui, une voix, pas n’importe quelle voix, qui fredonne une vieille chanson :

Pauvre marin revient de guerre
tout doux

« Alors, Lieutenant. Finie la guerre pour aujourd’hui ? »
Il se retourne. Elle est là. Elle est accompagnée de deux autres femmes, elles sont toutes trois en blouse blanche. Les deux autres entrent dans le dispensaire.
 La chevelure tirée en chignon ne durcit pas les traits, elle exalte la gracilité du cou et de la naissance des épaules. Il perçoit l’ovale très pur du visage, le nez aux narines ouvertes, palpitantes, la bouche de belle chair rouge, les yeux de terre brune plus que brune. « La Kahéna, pense-t-il. Oui, la Kahéna avait sans doute cette beauté aux traits affirmés et cette sérénité femelle. »
Elle regarde au-delà de lui, vers l’orangeraie :
« Ce sont vos guerriers ? Eh bien ! vous vous algériannisez. Avec vous, ce n’est pas la harka, c’est carrément la bande. Vous êtes prêt à passer de l’autre côté.
– Le vôtre sans doute ?
– Jaqez ! je n’avouerai jamais rien de tel. »
Elle l’a appelé par son prénom.
« Ne faites pas l’étonné. Depuis quelque temps, qui ne le connait pas dans le secteur... Et dans tous les coins, ajoute-t-elle malicieuse. On dit que les gens de Tamloul, tous, ne jurent que par vous. D’ailleurs, je vais y monter une fois par semaine, avec l’équipe de la SAS. Le lieutenant m’aime bien, mais je ne suis pas dupe, je suis en liberté très surveillée et d’une surveillance très rapprochée ; certaines ne me quittent pas d’une semelle. Qu’espèrent-elles ? »
D’un mouvement de tête, elle lui montre une fenêtre du dispensaire dont les rideaux viennent de retomber. Elle rit : « Avec vous, je ne me compromets qu’auprès de vos paysans qui nous regardent en se disant « Qu’est-ce qu’elle fait avec le roumi ? Elle, une musulmane !  La honte sur elle ! » Et encore, ils ont tellement d’estime pour vous que ce n’est pas sûr qu’ils le pensent. »
Il l’écoute, il ne dit mot, il croit même que sous le hâle du commando, il a rougi.
La première fois, il a admiré la prisonnière ; la seconde fois, il s’en est beaucoup voulu de ne pas reconnaître aussitôt une si jolie femme. Il a très envie que ce moment s’étende longtemps encore. Il est dans l’aura de ce beau corps de femme qui l’enveloppe d’une grande douceur rieuse. Trop de questions sur elle, sur son engagement, sur l’indépendance, sur cette saleté de guerre. Elle est légère et dense.
Alors, il lui demande le comment de “Pauvre marin”.
Elle rit :
« Je sais à peine lire et écrire le français, ce n’est pas à l’école que je l’ai apprise, c’est mon grand-père. Je suis une orpheline des événements de Sétif, mon père et ma mère y ont été massacrés, j’avais neuf ans. J’étais chez mon grand-père, un ancien combattant de 14-18, à Ménaa, dans la vallée de l’oued-Abdi.
Il m’a gardée près de lui et m’a appris beaucoup de choses sur votre pays, sur l’Europe, mais il n’a jamais voulu que j’aille à l’école française, sa façon à lui de protester contre la mort de son fils et de ma mère. Je ne l’ai jamais entendu dire quoi que ce soit contre les français d’ici ou contre l’administration coloniale. Il les ignorait, c’est tout. Mais il aimait à chanter et quand nous allions cueillir les abricots, il me chantait tout autant votre répertoire de chansons anciennes que les longues mélopées aurèsiennes. J’aime autant le Temps des cerises que la Complainte de la Kahéna trahie. Souvent trahies, les algériennes ! Et qui sait ce qui vient ? Je parle, je parle et vous, vous ne dites rien.

Plus tard, dans une mechta abandonnée
de la palmeraie de Baniane,
au pied de l’Amhadou,
la montagne de la Joue Rose qui domine le désert,
une nuit d’Aurès, sèche et pure, 
où ils venaient s’adoucir des vents brûlants de Biskra,
blottis l’un contre l’autre,
sur des tentures qu’enfant elle tissa,
elle lui fredonnera à voix basse,
à voix si lasse si lasse déjà,
cette mélopée déchirante.
Quelques mois plus tard la mort



– Je n’ai rien à dire, je suis bien là, c’est tout. Après ces quatre jours et ces quatre nuits, là-haut, dans les rocailles et les chênes-lièges, vous êtes comme une eau paisible...
– Et galant avec ça !
– Non, parfois un peu poète. Dans mon gourbi, à Tamloul, si vous saviez tous les livres de poètes qui alourdissent ma cantine !
– Mais, je vous l’ai dit, je ne sais pas lire.
– Je vous les lirai .»
Ça lui a échappé. Comme un aveu.

A-t-elle entendu la dernière phrase ? Elle est partie vers le bourg. Elle avait dépouillé la défroque blanche d’aide-soignante, qu’elle avait jeté sur son épaule. Elle s’est retournée, la robe de vichy à carreaux bleus et blancs a dessiné une large corolle lumineuse dans les taches ensoleillées des platanes et elle a eu un geste gracieux de la main :
« À Tamloul, bientôt ! a-t-elle crié. »

Sous les orangers, les vingt paysans du groupe d’auto-défense ont souri.
 

Écrit par grapheus tis Lien permanent | Commentaires (0)

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