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samedi, 05 mars 2022

Marcel CONCHE s'en est allé

Pour quelques heures, je délaisse Marcel Proust et ses Jeunes Filles en fleurs, James Joyce et son Ulysse.
Quelques heures, peut-être même quelques jours, pour réouvrir les Fragments d'Héraclite que Conche traduisit, les Essais de Montaigne qu'il commenta...

Marcel Conche, ouvreur de ces chemins, qui m'écrivit lettre si chaleureuse en guise merci pour mon envoi de Passay, village de pêcheurs, me fut un très précieux guide

Voici ce qu'il publiait sur la quatrième de couverture de ses Fragments d'Héraclite, livre paru en juin 1986.

Qui est le “véritable" Héraclite ? La présente édition  des Fragments de son œuvre perdue... vise à restituer autant que cela est possible la pensée même d'Héraclite, dans son unité et sa cohérence. Ce qui surgit ainsi des ruines du texte est une structure belle, un cosmos, une sorte de temple grec déployant son harmonie dans la durée. Chaque fragment apporte sa précision nécessaire ; chacun est complémentaire de tous les autres, même si quelques-uns, plus décisifs, jouent le rôle de pierres d'angle. De ce temple, profondément logique, émane un rayonnement, une sagesse, un appel, un espoir. De l'éternelle vérité, aucun philosophe fut-il dans une proximité plus grande ?
Avec Héraclite, dit Hégel, “
la terre est en vue".

 

lundi, 21 décembre 2020

au Solstice d'hiver, lire les Apophtegmes du Lycosthènes et ses annotations

Ce lundi 21 décembre 2020, au Solstice d'hiver, donc, qui marque la remontée de la Lumière.

Plongée à nouveau dans l'aventure des Apophtegmes du Lycosthènes.
Pourquoi ? Comment ?

Au hasard d'une remise en ordre (?) de ma"librairie....

L'ami Étienne Ithurria s'engouffra dans une énigmatique aventure qui dès 1986 l'entraîna dans la lecture de cet aride traité en latin qui fut — c'était l'hypothèse hardie de l'ami — annoté par un "scripteur" qui ne serait autre que Michel Eyquem, "notre" Montaigne.

Étienne publia, dans les années 90, les savants décryptages de ces annotations.

Mais, à la lecture de ceux-ci, de vieux montaigniens aux fesses "engourdies" ne surent point trop sur quels thrônes"* poser leur cul.


Étienne a repoussé du pied le quai du port de Ciboure et franchi, le 6 septembre 2007 pour l'ultime fois, la passe de l'Illarguita vers le large.

Il était mon ami.

Depuis, quel épais silence alentour de ce qu'il nommait son "chantier" !

 

Post-scriptum :

Trois bouquins dans ma librairie* :

• Conrad Lycosthenes, APOPHTHEGMATA et son annotation manuscrite
     Tome I, Manuscrit,
     Tome II, Introduction et Transcription du manuscrit
     Édité par Étienne ITHURRIA,
Slatkine Reprints, Genève 1998.
(ISBN 2-05-101651-8)


• RENCONTRE, Du Lycosthenes aux Essais de Montaigne
   Étienne ITHURRIA,
Éditions InterUniversitaires, octobre 1999.
(ISBN 2-84564-003-X)

* Il nous les offrit, à Nicléane et moi, dédicacés en 2007, quelques mois avant qu'il ne largue..

vendredi, 03 août 2018

« je ne voyage sans livres...»

Quand l'amitié et la vieillesse se joignent pour encourager, au seuil de ses septantes, quelqu'un.e à ouvrir ou réouvrir Montaigne.


.... Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy-cy costoie tout mon cours et m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me descharge du pois d'une oisiveté ennuyeuse; et me deffaict à toute heure des compaignies qui me faschent. Il emousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extrême et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eux et me la desrobent. Et si ne se mutinent point pour voir que je ne les recherche qu'au deffaut de ces autres commoditez, plus réelles, vives et naturelles; ils me reçoivent tousjours de mesme visage.

.... le malade n'est pas à plaindre qui a la guarison en sa manche. En l'expérience et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct. J'en jouys, comme les avaritieux des trésors, pour sçavoir que j'en jouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe: Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s'en va, ce pendant, sans me blesser ". Car il ne se peut dire combien je me repose et séjourne en cette considération, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage, et plains extrêmement les hommes d'entendement qui l'ont à dire  J'accepte plustost toute autre sorte d'amusement, pour léger qu'il soit, d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir
.

Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie,.... Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces descousues; tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy.

Elle est au troisiesme estage d'une tour....C'estoit au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour.

MONTAIGNE
Les Essais
Livre III, Chapitre 3, pp. 827-828
Édition de Pierre Villey

Quadrige, Presses Universitaires de France, 
mai 1988

jeudi, 11 mai 2017

comment prendre les eaux

ou une leçon de thermalisme par l'ami Montaigne

 Il m'aura donc fallu venir en cure à Barbotan une troisième année pour apprendre quasi fortuitement que Montaigne y vint sans doute prendre les eaux, il y a quelques quatre-cent trente ans.
Hasard d'une lecture, livrée elle-même au hasard de mon numéro de vestiaire d'entrée puisque je joue ainsi de mes lectures du jour ; c'était  à l'automne 2015 avec les Regrets de Joachim ; à l'automne 2016, avec les Haïkus de Bashô.
Ce printemps, je récidive avec les sonnets de l'Olive et ma "librairie portative" s'est grossie de la seule et épaisse biographie MONTAIGNE, la splendeur de la liberté de Christophe Bardyn, curieuse biographie qui fouine dans les recoins des Essais, pour y paradoxalement faire lire ce que n'a pas écrit Montaigne, ce qu'il suggère, démarche qu'il résume ainsi dans les Essais, III, 9 :

« Tant y a qu'en ces mémoires, si on y regarde, on trouvera que j'ai tout dit, ou tout désigné. Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt ».

Et Bardyn de suivre "le doigt", de ne point se priver d'y aller regarder, de prolonger le commentaire en soulignant — parfois — le peu de curiosité de ses prédécesseurs biographes. Ça décape, ça irrite ici, ça outrepasse là. C'est à lire.

Bref, mon numéro de vestiaire d'entrée aux Thermes m'a conduit au chapitre 29, La Pierre et les eaux : nul n'ignore les coliques néphrétiques, les tourments et les hurlements de douleur, qui, les Essais étant enfin édités, seront le prétexte à la fréquentation des stations thermales d'Europe lors du voyage en Italie, via l'Allemagne et la Suisse.

Ce n'est pas encore Montaigne qui rédige les premières pages du Journal de voyage, c'est son secrétaire : les voyageurs se trouvent à Bade, l'actuelle Baden, alors petite station thermale suisse, mais il y est question de Barbotan :

L’eau des bains rend une odeur de soufre à la mode d’Aigues-Chaudes & autres. La chaleur en est modérée comme de Barbotan ou Aigues-Chaudes, & les bains, à cette cause, fort doux & plaisants.
Qui aura à conduire des dames qui se veuillent baigner avec respect & délicatesse, il les peut mener là, car elles sont aussi seules au bain, qui semble un très riche cabinet, clair, vitré, tout au tour revêtu de lambris peint & planché très proprement ; à tout des sièges & des petites tables pour lire ou jouer si on veut étant dans le bain.
Celui qui se baigne, voit & reçoit autant d’eau qu’il lui plait ; & a t’-on les chambres voisines chacune de son bain, les promenoirs beaux le long de la rivière, outre les artificiels d’aucunes galeries. Ces bains sont assis en un vallon…
L’eau au boire est un peu fade & molle, comme une eau battue, & quant au goût elle sent au souffre ; elle a je ne sais quelle piqure de salure. Son usage à ceux du pays est principalement pour ce bain… Ceux qui en boivent à leur coutume, c’est un verre ou deux pour le plus. On y arrête ordinairement cinq ou six semaines, & quasi tout le long de l’été ils sont fréquentés…
L’usage en est fort ancien, & duquel Tacitus fait mention ; il en chercha tant qu’il put la maitresse source & n’en put rien apprendre ; mais de ce qu’il semble, elles sont toutes fort basses & au niveau quasi de la rivière. Elle est moins nette que les autres eaux que nous avons vu ailleurs, & charrie en la puisant certaines petites filandres fort menues. Elle n’a point ces petites étincelures qu’on voit briller dans les autres eaux souffrées, quand on les reçoit dans le verre, & comme dit le seigneur Maldonat, qu’ont celles de Spa.
M. de Montaigne en but lendemain que nous fumes arrivés, qui fut lundi matin, sept petits verres qui revenaint à une grosse chopine de sa maison ; lendemain cinq grands verres qui revenaint à dix de ces petits, & pouvaient faire une pinte. Ce même mardi à l’heure de neuf heures du matin, pendant que les autres dînaient, il se mit dans le bain, & y sua depuis en être sorti bien fort dans le lit. Il n’y arrêta qu’une demi-heure ; car ceux du pays qui y sont tout le long du jour à jouer & à boire, ne sont dans l’eau que jusqu’aux reins ; lui s’y tenait engagé jusques au col, étendu le long de son bain.

 

Ce matin donc, à Barbotan, l'eau des piscines, du couloir de marche, des baignoires et des boues était bien cette même eau qui, quatre-cent trente ans plutôt, avait apaisé le corps de l'ami Montaigne.
Au goût, elle n'était "ni fade, ni molle, ni battue"; certes elle avait odeur de souffre !

Le verre d'eau bu avait le goût de sa pensée.

 

lundi, 02 janvier 2017

an 2017, jour 2

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Que le feu héraclitéen avive allègrement l'âtre de vos premiers jours de cet An qui vient de s'ouvrir !

 

Ailleurs, en ce deuxième jour, écoutant sur France Cul les Nouveaux chemins de la Connaissance — changés, hélas !, en Chemins de la Philosophie — je réapprends par les sentiers de Confucius, commentés par la belle Adèle et la philosophe Anne Cheng, qu'entre les septantes et les octantes années, nous serions parvenus à la sérénité de la sagesse.

Je suis avec quelque lenteur en train d'engranger la première de ces octantes et me paraissent bien lointains encore les fastes de cette sage sérénité. Malgré ma fréquentation insistante d'Héraclite, de Montaigne, de Bachelard, et de quelques autres que l'on nomme poètes, Char, Cadou, Du Bellay, ... Mais, qui, des seconds ou des premiers cités, serait plus philosophe que poète, plus poète que philosophe ?

D'autre part, je ne tiens guère à vivre cet autre précepte du sage chinois :
"Celui qui le matin a compris les enseignements de la sagesse, le soir peut mourir content."

J'attendrais bien le soir pour ne mourir content que le lendemain matin ou même le surlendemain soir....

 

jeudi, 24 juillet 2014

Dans un des vire-court de l'Odet

Lisant Montaigne dans l'un des vire-court de l'Odet,- le Saut de la Pucelle - amarré au corps-mort d'un bateau baptisé "Eol Song"  - le Chant du Vent - l'homme qui déconseille de faire boire de l'eau à un Breton de soixante-dix ans et d'enfermer un marin dans une étuve, écrit fort justement sur le vent.

" Moy, qui me vente d'embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulierement : n'y trouve, quand j'y regarde ainsi finement, à peu pres que du vent. Mais quoy ? nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s'ayme à bruire, à s'agiter : Et se contente en ses propres offices : sans desirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes. »                                           Michel de Montaigne, Les Essais - Livre III, 13,
1595. 
 Quand je pense que je me suis inventé un pseudo tiré du grec ancien "ανεμολιος" qui peut se dire "proche du vent" ou plus près de Montaigne ,"vide de vent"- une outre vide, quoi ! On peut m'y écrire : anemolios@free.fr
L'outre se remplira peut-être un jour.
Bon vent !

vendredi, 23 septembre 2011

confidences sur l'oreiller ?

Ou de Montaigne et ses Essais... lecture à suivre.

 

Il y a quelque temps que ce vingt-neuvième chapitre du Livre I m’interroge, d’abord parce que il ne paraît susciter guère d’intérêt chez les montaigniens, comme s’il ne s’agissait, pour valoriser la publication des sonnets de son ami Étienne, que d’une longue dédicace, à une femme très belle, fort intelligente et dont la stature citoyenne et... amoureuse a sans doute influencé certains acteurs politiques d’une époque pour le moins très troublée.

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©Nicléane


Que Montaigne ait publié ces sonnets dans les éditions de ses Essais de 1580 à 1588, puis les mentionne comme ”se voyant ailleurs”, tout en maintenant l'adresse qui devient un chapitre, bref certes, mais chapitre cependant, souligne l’importance que l’essayiste attribue à sa relation avec Madame de Grammont, veuve de son camarade de guerre, le comte Philibert de Grammont, tué au siège de La Fère en 1580.

C'est, plus qu'un modeste chapitre, une lettre que nous lisons.
Et qui n'est point  de flatterie courtisane. Mais bien de cette hauteur que Montaigne mettait dans l'art de converser avec ses pairs — dans ce masculin pluriel, faut-il encore intégrer le commerce entretenu avec ces "belles et honnestes femmes", et parmi elles, cette Diane de Grammont, comtesse de Guissen au superbe «pseudo» : Corisande d’Andoins.

Alors, quand, au détour d'un méandre de la Bidouze, modeste affluent de l'Adour, le lecteur, au hasard de ses errances basquaises, franchit un pont surmonté par une impressionnante ruine, très vite, il va réouvrir le Livre I :

Madame, je ne vous offre rien du mien, ou par ce qu'il est desjà vostre, ou pour ce que je n'y trouve rien digne de vous. Mais j'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se vissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce présent m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui jugent mieux et se servent plus à propos que vous de la poësie: et puis qu'il n'en est point qui la puissent rendre vive et animée, comme vous faites par ces beaux et riches accords dequoy, parmy un million d'autres beautez, nature vous a estrenée. Madame, ces vers méritent que vous les chérissez ; car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en jalousie dequoy vous n'avez que le reste de ce que piec'a j'en ay faict imprimer sous le nom de monsieur de Foix, vostre bon parent, car certes ceux-cy ont je ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant, comme il les fit en sa plus verte jeunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que je vous diray, Madame, un jour à l'oreille. Les autres furent faits depuis, comme il estoit à la poursuite de son mariage, en faveur de sa femme, et sentent desjà je ne sçay quelle froideur maritale. Et moy je suis de ceux qui tiennent que la poësie ne rid point ailleurs, comme elle faict en un subject folâtre et desreglé.
 

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©Nicléane

Bien qu'instammment sollicitée de donner son jugement, je ne sais si la grande Corisande apprécia les laborieux sonnets de l'ami Étienne. Avait-elle déjà lu ceux de Pierre de Ronsard, de Joachim du Bellay, de Louise Labé ? Sans doute !


L'amitié peut troubler le regard puisque ces sonnets sont "à voir". Peut-être n'en est-il point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse. De Gascogne certes. Mais d’ailleurs, il y eut mieux.


Quant à moi, j'hésite à sauver de l'ennui, fusse un tercet ?


Et dès lors (grand miracle), en un même moment,
On vit tout à un coup du misérable amant
La vie et le tison s'en aller en fumée


un vers ?

Je sais aimer, je sais haïr aussi.

ou

Ores son œil m'appelle, or sa bouche me chasse.




Mais bon, pour Montaigne, ils avaient je ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant, comme il les fit en sa plus verte jeunesse et eschauffé d'une belle et noble ardeur.

Et de les opposer à ces sonnets ultérieurs que La Boétie composa — et que Montaigne publia aussi — comme il estoit à la poursuite de son mariage, en faveur de sa femme, lequels vers sentent desjà je ne sçay quelle froideur maritale. Et dont Diane de Grammont n’a point à être jalouse, si Montaigne ne les lui a point adressés.

Où, pour le lecteur, l’adresse devient piquante, c’est que Montaigne propose à Diane de lui commenter plus intimement les circonstances de l’écriture de ces sonnets :

que je vous diray, Madame, un jour à l'oreille.

Madame de Grammont est veuve, Henri de Navarre, l’amant futur, encore très occupé à guerroyer.

Alors ? De l’oreille à l’oreiller ?


 Post-scriptum : Les vingt et neuf Sonnets d'Étienne de la Boëtie "se voient ici" sur Calaméo.

samedi, 10 septembre 2011

les génuflexions de Montaigne

Ma raison n’est pas duite à se courber et flechir, ce sont mes genoux.
(III, 8)

 

 À Rome, ce jour-là 29 de décembre 1580, reçu par le pape Grégoire XIII, les genoux de Montaigne ont fléchis.


Après un ou deux pas dans la chambre, au coin de laquelle le pape est assis, ceux qui entrent, qui qu'ils soient, mettent un genou à terre, et attendent que le pape leur donne la bénédiction, ce qu'il fait; après cela ils se relèvent et s'acheminent jusques environ la mi-chambre. Il est vrai que la plupart ne vont pas à lui de droit fil, tranchant le travers de la chambre, ains gauchissant un peu le long du mur, pour donner, après le tour, tout droit à lui. Étant à ce mi-chemin, ils se remettent encore un coup sur un genou, et reçoivent la seconde bénédiction. Cela fait, ils vont vers lui jusques à un tapis velu, étendu à ses pieds, sept ou huit pieds plus avant. Au bord de ce tapis ils se mettent à deux genoux. Là, l'ambassadeur se mit sur un genou à terre, et retroussa la robe du pape sur son pied droit, où il y a une pantoufle rouge, à tout une croix blanche au-dessus. Ceux qui sont à genoux se tirent en cette assiette jusques à son pied, et se penchent à terre, pour le baiser. M. de Montaigne disait qu'il avait haussé un peu le bout de son pied. Ils se firent place l'un à l'autre, pour baiser, se tirant à quartier, toujours en ce point...
...ains ayant là reçu une autre bénédiction, avant se relever, qui est signe du congé, (les visiteurs reprennent) le même chemin. Cela se fait selon l'opinion d'un chacun : toutefois le plus commun est de se sier en arrière à reculons, ou au moins de se retirer de côté, de manière qu'on regarde toujours le pape au visage. Au mi-chemin comme en allant, ils se remirent sur un genou, et eurent une autre bénédiction, et à la porte, encore sur un genou, la dernière bénédiction.*

 

Les genoux, soit ! mais cinq fois : deux en entrant, une  — et les deux genoux à la fois après s'être tirés en cette assiette aux pieds du visité— et deux encore en sortant. En dépit des bénédicions reçues à chaque génuflexion, la "raison" n'en a-t-elle point vacillé ?

 

Ou plutôt Montaigne n'aura-t-il pas pensé, baisant cette mule rouge à croix blanche, à la rumeur que rapporte Mikkaïl Bakhtine à propos de Rabelais**, reçu un jour chez le pape, qui aurait proposé de "baiser le visage à l'envers" dudit pape, à la condition qu'il fut bien lavé...

Sans commentaire.

 

 

*Journal de voyage en Italie, Rome, Décembre 1580.

** Montaigne a lu Rabelais ; il le cite au livre II, 10, parmi les livres simplement plaisants... s'il les faut  loger sous ce titre, dignes qu'on s'y amuse. Quand on sait les préoccupations du "bas" chez Montaigne, il connaissait sûrement le chapitre 13 du Premier Livre sur "la merveilleuse intelligence de Gargantua (reconnue) à l'invention d'un torche-cul.


vendredi, 02 septembre 2011

Montaigne et le "bas matériel et corporel"

Il n'y a point que Rabelais pour dire le "bas matériel et corporel " comme le nomme justement Mikaïl Bakhtine*. Certes avec Montaigne, nous sommes éloignés du registre de la fête populaire, du grotesque et du carnavalesque ; nous sommes invités à regarder, écouter le corps, — notre corps — dans un comportement — je n'écrirai pas médical, Montaigne se heurte trop à cette science en affirmant la primauté de l'attention à soi-même, âme et corps — donc dans un comportement plus hygiéniste, tendant à gérer sa santé corporelle.

Dans la merde, dans la douleur, la saveur d'une langue populaire s'épanouit en toute verdeur. Il a écrit, il est vrai :

Je me presente debout et couche, le devant et le derrière, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis.

Essais, III, 8

J'extrais du dernier Livre, le Treizième la fiente et la douleur— mais c'est l'entier de cette "fricassée" à lire et relire qu'il propose au lecteur avec toute la richesse de sa réthorique : énumérations, interrogations, métaphores, injonctions, sentences sur le boire, le manger, le repos, le sommeil, l'emploi du temps, le vieillissement et ...la mort.

(Pour l'amour, c'est surtout dans les Essais III, au Livre 5,  "Sur des vers de Virgile", mais l'amour s'entend aussi de multiples fois dans les mille pages. Je reviendrai sur un détail très mince du Livre 29 des Essais I. )

 Et les Roys et les philosophes fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doivent à la cérémonie; la mienne, obscure et privée, jouit de toute dispence naturelle; soldat et Gascon sont qualitez aussi un peu subjettes à l'indiscrétion. Parquoy je diray cecy de cette action: qu'il est besoing de la renvoyer à certaines heures prescriptes et nocturnes, et s'y forcer par coustume et assubjectir, comme j'ay faict; mais non s'assujectir, comme j'ay faict en vieillissant, au soing de particulière commodité de lieu et de siège pour ce service, et le rendre empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales services, est-il pas aucunement excusable de requérir plus de soing et de netteté ? « Natura homo mundum et elegans animal est. » De toutes les actions naturelles, c'est celle que je souffre plus mal volontiers m'estre interrompue. J'ay veu beaucoup de gens de guerre incommodez du desreiglement de leur ventre; le mien et moy ne nous faillons jamais au poinct de nostre assignation, qui est au saut du lict, si quelque violente occupation ou maladie ne nous trouble.

Je ne juge donc point, comme je disois, où les malades se puissent mettre mieux en seurté qu'en se tenant quoy dans le train de vie où ils se sont eslevez et nourris. Le changement, quel qu'il soit, estonne et blesse. Allez croire

que les chastaignes nuisent à un Perigourdin ou à un Lucquois,

et le laict et le fromage aux gens de la montaigne. On leur va ordonnant, une non seulement nouvelle, mais contraire forme de vie: mutation qu'un sain ne pourroit souffrir.

Ordonnez de l'eau à un Breton de soixante dix ans,

enfermez dans une estuve un homme de marine,

deffendez le promener à un laquay basque; ils les privent de mouvement, et en fin d'air et de lumière.

………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

On te voit suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, dégoûter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables, ou les avoir arrestées par quelque pierre espineuse et hérissée qui te pouinct et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans d'une contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance.

………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

 

...tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant.

 Essais, Livre III, 13

 

 

* Mikkaïl BAKHTINE, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Bibliothèque des Idées, Éditions Gallimard, 1970, ( repris dans la collection "TEL").


jeudi, 25 août 2011

« la sotte chose qu'un vieillard abécédaire ! »

 Montaigne... à suivre.

Même si c'est à rebours que je le suis sur les traces de Starobinski*.
Dans le pénultième chapitre "Chacun est aucunement en son ouvrage", c'est le fil ténu, qui court quasi tout au long des cent-sept chapitres des Essais, du penser des fins dernières — aurait écrit Thomas d'Aquin — que déroule l'essayiste.


Starobinski :
« Le consentement à la mort n'est que la contrepartie nécessaire d'une conversion totale à la vie. »

Montaigne :
« Nous avons le pied à la fosse, et nos appetits et poursuites ne font que naistre. »

 

TréachGouret.jpg

Dans la paisible beauté — quoique doucement pluvieuse  — des mouillages de Bretagne Sud, ce fut une lecture rêveuse qui m'alla fort aise.

J'abandonnai souvent les lignes de Starobinski pour me perdre dans des pages des Essais sans doute naguère — ou jadis ! — survolées, mais qui depuis une ou deux années se révèlent, en lecture bien lente et savourée, fort vigoureuses dans leur sagesse.



Le plus long de mes desseins n'a pas un an d'estandue, je ne pense désormais qu'à finir; me deffay de toutes nouvelles espérances et entreprinses; prens mon dernier congé de tous les lieux que je laisse; et me despossede tous les jours de ce que j'ay.
C'est en fin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu'elle amortist en moy plusieurs désirs et soins de quoy la vie est inquiétée. Le soing du cours du monde, le soing des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moy. Cettuy-cy apprend à parler, lors qu'il luy faut apprendre à se taire pour jamais. On peut continuer à tout temps l'estude, non pas l'escholage: la sotte chose qu'un vieillard abécédaire !
S'il faut estudier, estudions un estude sortable à nostre condition, afin que nous puissions respondre comme celuy à qui, quand on demanda à quoy faire ces estudes en sa décrépitude: A m'en partir meilleur et plus à mon aise, respondit-il.

Essais, Livre II, 28

 

Comme une sollicitation à ne garder à portée de main que quelques livres. Sans doute y sont-ils déjà, secrètement.

Pour tenter de saisir — en toute fin  — l'amour, la guerre, la mort. Et m'en aller "plus à mon aise".

 

 * Jean STAROBINSKI, Montaigne en mouvement, Folio essais n°217, Gallimard 1993.