Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Tamloul



« ...de l’extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et moralité n’ont plus aucune expression visible. »


Hannah Arendt
à propos du Journal de guerre
de Ernst Jünger en 1950.

 

Près de sa tête, le trou de la plaque de fibrociment qui fait office de mur, s’est illuminé, lui redonne conscience de la féerie fraîche du matin. Tiédeur des couvertures à la caresse rugueuse, tiédeur imprégnée de graisse d’arme, de sueur, de tabac, de poussière. Il est encore en lui-même, recroquevillé dans le rêve intime de la nuit.
Il vit, seul encore, disposant d’un univers enchanté qui va craquer, qui craque avec le piaillement d’un marmot, avec l’âcre senteur de l’olivier qui brûle au creux des mechtas voisines, dans la modulation sourde et lente des moulins qui s’enfle sous la main des femmes à croupetons, rythmée par le soleil levant.
Inutile de ressaisir les songes qui se diluent, faisant place à la tension quotidienne, à l’agitation monotone, à l’événement répété et fastidieux, mais événement cependant, qu’est un jour naissant.
Il ne s’est rien passé cette nuit. Vers deux heures du matin, Carbone l’a secoué pour lui signaler que tout paraissait être calme dans Tamloul. Paraissait ? Ils en sont réduits à ce mot douteux qui dissimule ou leur échec ou leur succès ; ils sont les petits soldats de l’angoisse permanente et du doute journalier.
Ali Messaoud grogne au fond de la cagna.
« Ho ! Messaoud !

Deux mois déjà que Kimono est dissous, deux mois que le bataillon a quitté Lavarende et le quartier de Miliana pour revenir à Marceau prendre ses nouveaux quartiers : le poste de commandement à Marceau, un petit bourg de colonisation au bord de la Mitidja finissante entre Chenoua et Bou-Maad, les quatre compagnies enserrant Cherchell, le quartier général de la zone et l’école d’application qui voit passer tous les aspirants et sous-lieutenants sortant de Coëtquidan...
 Redevenue la 2ème compagnie, ils sont installés à Rhardous et changeant de piton, changent aussi de capitaine ; il y a toujours du tirage dans les petits couloirs du petit état-major du bataillon ; les rapports entre Fromont, le commandant et Bultat, le capitaine sortant, ont toujours été peu amènes. Le remplaçant, Marcadot, est un timoré et les missions deviennent de pacification : deux villages traditionnels, Sidi-Hamla et Aïn-Teboucha, sur les flancs nord du piton où ont été édifiés les bâtiments qui abritent l’ensemble de la compagnie, et Tamloul, un gros village de regroupement, dans le sud-est, tout en bas dans la vallée de l’oued Rhardous. Près de trois mille paysans à pacifier. Pacifier, avez-vous dit ? Willy garde le commandement de la 1ère  section qui jouera au petit commando dans le quartier et lui on l’envoie à Ténès -– bonheur, la mer ! – en stage de formation à l’action psychologique. Il aura, dès son retour la charge de cette action dans les trois villages.
Sidi-Hamla et Aïn-Teboucha sont deux petits villages de deux à trois cents habitants, vieux villages nichés dans les griffes d’un oued qui court au nord-ouest vers la mer après avoir traversé la forêt Affaïne. La sécurité rapprochée des villageois est assurée par un petit groupe d’auto-défense,  dix à quinze paysans, armés de fusils de chasse encadré par un ancien combattant de 39/45 auquel a été attribué un mousqueton de 14/18. Tous les soirs, ils montent à la Compagnie prendre leurs fusils, ils les rapportent le lendemain matin. La confiance règne !

Tamloul qu’est-ce ? Un lieu, ce que, sans aucune pudeur en termes de pacification, on appelle un village de regroupement : plus de deux cents familles paysannes des douar, dechra et autres mechta parsemant les flancs nord du Bou-Maad ont été rassemblées par la force dans un rectangle de huttes de branchages de un kilomètre de long sur deux cents mètres de larges, dix-huit îlot, six à dix familles par îlots, trois points d’eau, deux placettes, l’une avec ce qui  est nommé pompeusement “bâtiment public”, c’est-à-dire cinq petites salles qui servent parfois d’épicerie, de service social quand déboule la SAS, d’infirmerie quand Lehoux et Sadourne descendent de Rhardous, deux fois par semaine, de bureau de vote – puisque depuis quelque temps, on consulte les populations par référendum – l’autre placette, avec le poste militaire, enfin si l’on veut, une cahute en fibrociment de quinze mètres sur cinq, flanquée aux quatre coins de murets de sacs de sable à angle droit et montés à hauteur d’épaule, à l’intérieur, deux demi-cloisons en  fibro qui délimitent trois espaces : la cuisine, la chambrée, ses dix bas-flancs et cinq armoires métalliques, le bureau du chef de poste avec une table et trois chaises et un tableau mural où s’exhibe le plan du village avec ses dix-huit îlots et ses cent-vingt mechtas, punaisé de points rouges, éléments dangereux, jaunes, à surveiller, blancs, favorables, sur la table un classeur avec cent-vingt fiches détaillant l’état-civil réel ou présumé des occupants de chaque mechta.
Et tout autour, au ras des mechtas extérieures, des chevaux de frise de un mètre de haut sur trois mètres de large, odieuse ceinture qui ne se franchit que matin et soir et sous contrôle des piquets de garde à deux portes, dans le haut du village, au nord pour accéder aux pâturages des crêtes qui courent de Rhardous à Marceau et par delà à la forêt Affaïne, la porte du sud s’ouvrant sur la piste qui mène à Marceau et aux terres encore autorisées, terres à blé et de pâtures s’élevant en douceur jusqu’aux premiers contreforts forestiers du Bou-Maad interdit où s’érigeaient naguère douar et mechta environnés de vergers ; au delà, les serres rocailleuses, pentues, cirques et falaises, griffées des coulées vert sombre des chênes-lièges. Le domaine des rebelles.
Les chevaux de frise, c’est pour les empêcher de pénétrer dans le village, il y a même à l’extérieur, une bande de terre de deux mètres de large finement ratissée tous les jours, ruse d’indiens en mal de petite guerre. Sait-on jamais  ? Lire les traces et deviner l’origine des pataugas de ceux qui sont venus en visite, la nuit précédente peuvent apporter au 2ème Bureau de Cherchell de précieux renseignements sur les mouvements des fells. Ils n’ont plus trouver les râteaux quand leur petite équipe s’est installée. Le bataillon de tirailleurs qui les précédait dans le quartier a tout emporté, y compris les râteaux, outillage de ses ruses. Les huit gars qui se sont installés dans la cagna n’ont donc plus ratissé, ils se sont contentés d’abord de se garder, de contrôler, chaque matin, chaque soir, l’identité de celles et ceux qui sortaient, de procéder à la fouille des paniers et des corps – ce qui pose d’épineux problèmes avec les femmes et les jeunes filles, et de colmater les brèches dans les barbelés de la frise.
Bref, Tamloul est le regroupement réputé le plus fellagha de la zone. Les barbelés, la terre ratissée, les fouilles et la garde de la cagna n’entravent en rien les allées et venues quotidiennes et nocturnes des fells ; à l’intérieur même du village, la vie de l’organisation politico-administrative du FLN, l’OPA, est, selon les bulletins du 2ème Bureau, des plus florissantes. Il n’y a pas de groupe d’auto-défense. Pour cause. Jaqez n’a rejoint l’équipe que depuis quinze jours.

Depuis cette nuit pluvieuse de décembre, où à partir d’un renseignement sûr, avec un gros bras de la mintaka devait se tenir une réunion –  Ali Messaoud et Carbone ont tendu une embuscade à l’intérieur du village. Une de plus, il y en eut tellement, pour rien. Cette nuit-là, renseignement sûr ou pas, à Rhardous, ils ont été réveillés par une fusillade intense montant de Tamloul et dans les minutes qui suivirent, des fusées éclairantes illuminaient le village et jusqu’au pied du piton. À l’écoute radio et très vite, la voix d’Ali Messaoud  :
« On a Slama qui est blessé ! Il est dans les pommes. Descendez vite ! »
Et Lehoux, le toubib, qui n’est pas là ! Marcadot n’a aucun besoin de dire à Jaqez quoique ce soit. Il se sent responsable de ces dix gars. Sadourne, l’infirmier, est déjà prêt. Rien à lui dire à cet homme-là, non plus, un an de commando, ça aiguise les réflexes. Il hèle Trichet, le jeune maréchal-des-logis appelé qui le seconde à l’action psy. Il vient d’arriver et Jaqez l’a connu à Montlhéry. Il le prends comme escorte et sous la pluie battante, la jeep dévale la piste en  dérapant dans les lacets.
L’entrée sud, village  enfoui sous la pluie, les mechtas muettes, au haut du raidillon, près du poste, la silhouette d’Ali. Les deux sentinelles derrière leurs sacs de sable, les autres sont sur le lieu de l’embuscade à cinquante mètres du poste. Ils y vont à pied, Ali tente de lui expliquer. Ils étaient en place depuis deux heures, ils n’ont rien entendu, ils n’ont rien vu, ça s’est mis à tirer. Ils ont tiré. Slama qui ne se relève pas. Ils ne l’ont pas touché. Ils disent que c’est sans doute au ventre. Il est sans connaissance, une toile de tente le recouvre, dos appuyé contre le mur de branchages d’une mechta. Sadourne déploie sa trousse, Jaqez découvre Slama, soulève la toile, le poncho, la veste du treillis, doucement il dégrafe le ceinturon. Il ne peut qu’ouvrir ses deux mains, paumes contre le ventre du blessé. Les viscères, enfin un magma sanglant, jaillit entre le pantalon et la chemise. Il presse cette masse chaude qui dégage l’âpre odeur du sang chaud. Drôle de vie sous ses doigts. Mais, qu’il vive ! Bon dieu !
« Vite, vite, Sadourne ».
Slama, le petit harki, laissera sa vie couler quelques heures  plus tard sur une table d’opération de l’hôpital de Blida.
Le lendemain, Jaqez est descendu avec son paquetage et sa cantine de bouquins vivre à Tamloul.


Ils reprennent tout à zéro ;  Ali-Messaoud et Carbone demeurent ici, au grand dam de Willy qui souhaitait les récupérer pour sa section d’intervention. Jaqez a exigé de Marcadot de choisir qui il voulait avec lui : trois appelés français, Launay, un petit trapu râleur qui est tireur FM, un “paydret” comme Thomas, Tardier et Bellanger, nantais comme lui,  deux  de ses voltigeurs de Kimono 303 ainsi que trois appelés algériens, ceux qu’on appelle pudiquement FSNA, français de souche nord-africaine, deux anciens de 303 aussi, effacés, peu causants, maîtrisant mal le français, mais sur eux, il fait fond, Tidjane et Younsi ; le troisième est un cas, d’aucun suspectent El-Ahmra d’être prêt à déserter, il a brisé la crosse de son Mas 49 de bizarre façon. Paraît-il qu’il ne cache pas ses opinions ? Ça, ça intéresse fort Jaqez.
Lehoux et Sadourne descendront deux fois par semaine pour les consultations médicales. Et  chaque fois qu’il y aura urgence.

Petit conseil de guerre avec Ali-Messaoud et Carbone. Ils n’ont qu’une priorité : assurer leur sécurité. La pacification, ils verront plus tard.  Il leur faut renforcer les murets de sable aux quatre coins du gourbi et mais surtout, plus question de demeurer calfeutrés la nuit dedans.
Ils assureront le minimum de jour : contrôle des sorties et des entrées, matin et soir ; quelques balades à deux ou trois, de jours dans le village, histoire de voir ce qui va, ne va pas, discuter avec les gens, les mômes, les vieux, de tout, de rien, de la merde dans laquelle ils sont et eux avec, de la pluie froide de janvier et des amandiers qui, là-haut, vont inutilement fleurir, cette année encore.
    À la nuit tombée, quand les portes sud et nord sont refermées, tous les deux jours, visite des mechtas à tête de punaise rouge et jaune. Deux par soirée, entre 21 heures et 23 heures, à trois. Un qui reste dehors, les deux autres frappent, entrent fermement, sans brutalité aucune, vérifient avec courtoisie l’identité de tous les habitants. Sèchement peut-être les premières fois, façon de montrer qu’ils ne sont pas dupes, qu’ils ne leur en veulent pas, mais qu’ils tiennent très fort à leur peau. Plus tard, ça pourra se radoucir ; ça se radoucira de part et d’autre d’ailleurs. De temps à autre,  des mechtas à punaise blanche : aucune discrimination, aucune confiance, la franchise et la correction avec tous.

Avec l’aide d’Ali et des deux ou trois pseudo-responsables du village qui leur ont été légués par le bataillon de tirailleurs qui a emporté ses râteaux, ils organisent, une fin d’après-midi, une réunion des chefs de famille ; les deux cents ne sont pas là et les femmes composent plus d’un tiers de l’assemblée. Ali-Messaoud traduit la brièveté du discours de Jaqez : c’est très opérationnel. Paroles sèches sans aucune concession et quand certaines ou certains récriminent pour les fouilles à la sortie et à l’entrée, il ne concède rien, il n’a pas de femmes dans son groupe, il y en a peut-être à Alger... Sourires malgré tout à cette évocation. Il affirme, par contre haut et fort, qu’il se porte garant de la correction absolue des fouilles, il sera présent autant que faire se peut. Il est conscient de l’incertain de telle affirmation, il a choisi ses gars pour ce que il estime être chez eux une grande rigueur. Cinq d’entre eux ont vécu l’épisode trouble de la Ferme Borona. Mais va savoir ? Quand les mains effleurent...la belle animalité à partager peut se muer en le sordide d’un rut imposé.

Lui-même depuis quelques jours, le trouble émoi quand il rencontre une des femmes et sa fille. Elles habitent seules un gourbi, tout proche de la casemate et il les voit souvent à la fontaine. La punaise de leur gourbi est rouge, l’homme a peut-être été tué. La femme, trente, trente cinq-ans dans ses haillons noircis de la fumée du bois d’olivier et de genévrier, grande et sèche ; les traits du beau visage se rehaussent de rides  accentuées par la vie rude du djebel. Dans le corps de la fille, quatorze, quinze ans, s’annonce déjà le port altier de la mère, elle a la rondeur nubile de l’adolescence.

Et peut-être le jour ne s’écoule-t-il point qu’un même homme n’ait brûlé pour une femme et pour sa fille.
                                    Saint-John Perse, Anabase, II

Il croit qu’il est en deçà du sentiment de beauté ; remue l’indéfini d’un désir que, seule contient, l’attitude des deux femmes. Elles n’ont ni hauteur, ni mépris, elles ignorent. Grandes, très grandes ! Il n’ordonnera, ni ne fera aucun contrôle nocturne. Il n’est pas sûr de lui-même. C’est tout et il doit y avoir une sacrée part d’auto-objurgation dans la véhémence avec laquelle il se porte garant de la correction de ses gus vis-à-vis de ces femmes qui l’écoutent sans aménité.
(Comment ne pas évoquer l’absence de corsage dont parle Cadou à propos d’Apollinaire dans les tranchées et le flot épistolaire  des “fiancées” et “marraines”qui envahit les Secteurs Postaux*, sept années durant. Flot qui ne se conclura que si peu par la conjugale union. Il en sait quelque chose !)

Quand la réunion est terminée, Ali et lui  ont un regard complice : ils espérent bien que, dès demain midi, les petits copains dans leurs tanières de maquisards sauront les nouvelles. Ce qu’ils ne sauront pas, c’est que, dans leur village préféré, ça va leur être un peu plus ardu : il ne suffira plus d’enjamber le sable ratissé et de se glisser sous les chevaux de frise des barbelés pour tenir les réunions, collecter les impôts et les vivres ou passer une nuit d’amour. Au tréfonds de lui, Jaqez se fout de plus en plus des buts que les fells poursuivent en s‘introduisant dans le village – il commence sans doute à reconnaître le bien-fondé de leurs agissements et de leur cause. C’est la mort de Slama qui le pousse. Que les fells sachent qu’ils ont, ses gars et lui, décidé d’inverser le jeu.
Douze mois de commando de chasse à vivre la même vie d’errance, ça leur a appris la contre-guérilla et quelques-unes de ses tactiques. La leur sera d’une simplicité désarmante : chaque nuit, entre minuit et six heures, deux d’entre eux iront s’embusquer dans les rues du regroupement, au nord, au sud, sur le flanc ouest, côté est, dans l’allée centrale dans les ruelles perpendiculaires et pour chaque nuit, une heure différente. Tapis contre les murs de branchages des mechtas, à en entendre le souffle des dormeurs, les gémissements des enfants ou les plaintes d’amour des amants.
Les gars ont vite compris. C’était astreignant : entre les tours de garde, les fouilles du matin et du soir, le contrôle des mechtas. ll y avait l’attrait du jeu de guerre. Slama était mort de ce jeu parce qu’ils étaient trop nombreux : ça rassure un groupe, ça ne protège pas. Eux, ils ne reprenaient que l’expérience du Zaccar à deux.

(Avec Willy, Logier et le plein accord de Bultat qui leur avait dit :« J’en suis ! », ils avaient expérimenté le truc au Zaccar avec des volontaires de leurs sections respectives : cinq cents mètres de couple à couple, jusqu’à telle crête ! Willy et un de ses “gus” étaient ainsi tombés par surprise sur huit fells, en pause casse-croute au creux d’une combe. Ils avaient flingués ! Les huit au tapis. Et la croix de la Valeur militaire au titre du Corps d’armée ;  Willy avait refusé. )

Tamloul, c’est moins grandiose, on ne gravit pas de crêtes nocturnes comme des félins, on ne dévale pas dans les oueds comme des gamins au petit matin. On demeure une heure, deux heures, tapis dans  l’ajout de nuit que donne le mur de branches et de pisé du gourbi. Tu attends, tu écoutes, tu écoutes intensément, tu sens le copain à portée de ta main, tu ne vois pas son visage charbonné au bouchon brûlé, mais de temps à autre, vos deux mains se rejoignent rassurantes, tièdes, presque tendres. Au moindre bruit lointain, proche, le geste s’affermit, les visages se rapprochent. Murmures  pour s’assurer de la réalité ou de l’hallucination. Les corps, seuls, en bougeant appuyés au mur, ont fait crisser le bois. De l’autre côté, ce bruit léger a-t-il été entendu ?  Ils l’espérent. En tout cas, quand ils “décrocheront”, ils ne prendront plus aucune précaution. Que les fells sachent qu’ils étaient là ! Et peut-être aussi ailleurs !

Ils ont maintenu la pression deux mois durant, il a suffi de deux escarmouches. La première, à peine quinze jours après la désastreuse embuscade où fut tué Slama, Jaqez était avec El-Ahmra. La lune en son premier quartier se couchait. Les fells sont venus du sud-ouest, par le petit thalweg qui aboutit à hauteur de la placette. C’est El-Ahmra qui a eu le pressentiment d’un mouvement  au débouché du thalweg. Les deux mains qui se cherchent, visage contre visage : « Lieutenant, là-bas, en haut du petit oued. » Le repli de terrain a étouffé tout bruit suspect, ils sont six en file indienne, ils s’arrêtent, reprennent leur progression, s’arrêtent, ils sont maintenant à découvert sur le glacis qui précède les barbelés à cent mètres, ils s’avancent courbés, le premier à dix mètres devant les autres. Arrêts plus fréquents. Silhouettes plus sombres sur le sombre de la crête de Rhardous qui se profile sous le ciel clair d’étoiles. « El ! Quand le premier s’engagera sous les barbelés, on vise aux jambes. Aux jambes ! » La main d’El-Ahmra étreint la sienne. Leurs armes ne sont pas encore sorties de l’ombre du mur. À cinquante mètres, la première ombre se couche. « Aux jambes, El, aux jambes ! » La Mat  d’El-Ahmra crache des étincelles au sol, puis, il lâche tout son chargeur plus haut. Fuite éperdue, ça gueule chez les cinq fells debout, ils tentent de riposter en tirant des rafales désordonnées. El-Ahmra et Jaqez eux, sont déjà planqués au sol à dix mètres de l’endroit où El-Ahmra a déclenché le tir. L’éclaireur couché s’est relevé plus vite que son ombre, il court derrière ses copains, ils vont s’enfoncer dans le repli nocturne du thalweg. Jaqez ajuste sa carabine US, il a le doigt sur la queue de détente : « Tire, Lieutenant ! » Il tire posément deux mètres en avant de la première ombre qui fuit, il voit l’étincelle de l’impact sur les caillasses. Calmement les dix balles de son chargeur. Jamais agréables des balles qui font mouche entre les jambes.
« Lieutenant, pourquoi tu as tiré à terre ? » 
Parce que, El ! Mais il ne le lui avouera point ... Parce que la gueule éclatée du premier “fell”... l’abattage du petit berger Hocine... le ventre ouvert de Slama. Merde, non. Assez, assez de tout ce sang ! Il prend l’épaule de El-Ahmra, « Et, toi, El, hein, tu as tiré dedans ou en l’air ? »  Il croit deviner un sourire sur le visage du jeune algérien.

Le village est dans un plus grand silence encore. Comme si les mechtas ne respiraient plus, retenant leur souffle !
Là-haut, par contre, sur la crête de Rhardous, ça s’agite. Lumières aux postes de garde et, bon dieu, une fusée parachute lancée vers le sud qui les éclaire comme en plein jour, eux dans la ruelle et les six fells petites fourmis qui s’affairent  sur les premières pentes de l’autre côté de la route. Un objet long et sombre là où l’éclaireur s’est couché pour franchir la clôture : il a laissé son arme, un fusil de chasse à canon scié.
Grésillements dans le talkie-walkie de Jaqez. Ali-Messaoud d’abord : « Ok ! Ali, on revient, c‘est clair. »
Marcadot, dans sa chambre et poste de commandement « Autorité à Kimono Trois, parlez ! » Jaqez rend compte. Le chef ne semble pas très satisfait là-haut dans le confort de son lit : « Autorité à Kimono Trois ! Pourquoi ne les poursuivez-vous pas ? » Le con, il y joue lui à la guerre ? À sa guerre à lui, pas à celle de Jaqez ! « Kimono Trois à Autorité, ferai mon rapport de vive-voix dans la matinée. Y’a un fusil de chasse qui traîne près des barbelés. Terminé ! »
Ils récupérent le butin dont la bretelle s’est emmêlée dans le barbelé, il n’a pas hésité, le gars. Son arme ou sa peau. Il a choisi vite, il a bien fait. Risque quand même de passer un mauvais quart d’heure, dans le djebel. Ils rentrent vers leur gourbi. Launay qui est de guet imite le hululement de la chouette, ce qui est entre lui et Jaqez, leur inimitable mot de passe, il rapproche ses mains en conque, il répond à Launay. Manière de célébrer leurs ancêtres paydrets !
Il a été on ne peut plus évasif dans son rapport à Marcadot. Celui-ci n’a posé aucune question, ni fait aucune remarque.


Huit jours après, trop d’événements à Tamloul en si peu de temps, alors que des mois durant il ne s’y est rien passé. Un matin à huit heures, Launay qui grimpe tout essoufflé de la porte sud : « Mon Lieutenant ! Il y  a le “colon” de la zone qui est en bas. Il est de mauvais poil. » ll y a à peine deux heures qu’il est rentré d’une de leurs équipées nocturnes devenues habituelles. Il n’a point besoin de ce temps d’éveil, à peine sur ses pieds, ça fonctionne. Un peu interloqué quand même. En descendant, il se remémore le bonhomme qui leurs rend visite. On le dit très autoritaire, cassant, mais d’un d’esprit très juste. À voir. Et il va  voir en effet.
Le “colon” est à la porte sud, au milieu de la route, au milieu de son escorte, une auto-mitrailleuse et trois jeeps. Il vitupère contre les gars qui sont de contrôle depuis sept heures. Quand il voit Jaqez, ça cogne direct : « Ah ! vous voilà enfin, c’est vous le chef de ce bordel ! » L’autorité du menton qui désigne et les gars, Carbone, Tidjane et Launay, qui continuent le contrôle des villageois qui sortent et le village derrière Jaqez, et Jaqez.
     Trop vite et trop sec, colonel De Corme Saint-G,  je suis déjà en garde ! Jaqez le salue, il répond à peine, il est dans sa colère. Il est très grand, une tête de plus que lui, le mètre quatre-vingt-dix en tenue de campagne de fantassin, un visage de boxeur, le cheveu très ras sous la casquette “bigeard” non bariolée, il vitupère après tout et en vrac : l’absence de piquet pour l’accueillir, le débraillé des hommes, la saleté de l’entrée, le ridicule de la clôture.
« Nous montons, Mon Colonel ?». Il se retourne vers son escorte : « Rangez-vous sur le bas-côté, j’en ai pour une heure ou deux . Vous, accompagnez-nous, dit-il à l’adresse d’un jeune capitaine qui ne pipe mot ». Tous les types, gradés ou pas, de l’escorte sont figés. Laissent passer les tornades du chef. Jaqez les regarde tous les uns après les autres : comme un air de servilité à l’environ. La montée à la cagna sera un long monologue de remarques sur l’absence de Marcadot, sur le jeanfoutisme des sentinelles qui ne l’ont même pas salué, sur le laisser-aller de ce village.
Dans la cagna Jaqez lui offre la seule chaise devant l’unique table ou règne le plan punaisé de Tamloul. « Alors ? » questionne-t--il. Jaqez commence à expliquer, à justifier le comportements des gars, leur présence récente. Il n’écoute même pas. Et le voilà parti dans une tirade littéralement impayable sur la clôture, sur l’inefficacité de l‘actuelle, sur des hauteurs souhaitables de quatre mètres, sur les doubles ou triples épaisseurs des chevaux de frises, sur les villageois à mettre au travail pour leur propre sécurité, etc etc... Il est dans le délire des bâtisseurs de camp. Ce qui devient grave, c’est qu’il ne sait sans doute plus lui-même de quel genre de camp. Jaqez accumule froidement ; jusqu’ici, le colonel ne l’a pas touché.
 « Et alors ?
– Alors non ! Mon Colonel. »
Il déchaîne l’autorité. Désormais, c’est lui qui prend. Il est un incapable, un bon-à-rien, à se demander ce qu’il fait ici, comment il a pu devenir officier et depuis quand, qu’il va le faire radier. Jaqez apprend ce qu’est un regard bleu qui vire à l’acier.
Touché, Colonel, mais mal et le ridicule n’est pas de mon côté.
Jaqez hausse le ton et lui dit tout de go que il ne demande pas mieux qu’il la lui donne la quille en le radiant, qu’il n’est qu’un appelé, qu’il en a pour six mois encore dans ce merdier, qu’il se refuse de faire de ce village un camp de concentration, qu’il ne sera jamais ni un garde-chiourme, ni un kapo. L’effleurent le cri de la vieille internée au CTT et le sourire de la jeune femme qui la soutenait.
« Non, Mon colonel, je ne ferai pas cette clôture ». Le petit capitaine est sorti, les fesses serrées, atterré. Derrière la mince cloison de fibro, les gars qui sont de retour de guet et de contrôle des mechtas, s’agitent.
« Garde-à-vous ! Mettez-vous au garde-à-vous, éructe-t-il »
Jaqez s’en assied sur sa cantine de livres, il a ses poètes sous son cul et ils sont d’une autre force.
« Vous m’injuriez, Lieutenant. Je vais vous faire mettre aux arrêts. Aux arrêts de rigueur ! » Ali, El-Amhra et les trois autres surgissent, à demi-éveillés, interloqués de derrière la cloison.
« Et ceux-là ? D’où sortent-ils ? Aussi indisciplinés que vous. Des incapables comme leur chef ! »
Tu vas trop loin, colonel.
« Monsieur, ces gens-là ont bossé toute la nuit : de guet ou de contrôle. Vous n’avez pas à les insulter. Je ferai un rapport  par la voie hiérarchique sur cet incident.»
Jaqez toujours assis sur sa cantine, est devenu glacé ; une seconde, il hait cet homme. Le spectre du boiteux aviné, l’officier-instructeur et la seule humiliation subie au camp du Ruchard : « Vous êtes un con ! » Il n’ y en aura pas deux !
Et voilà Marcadot qui se pointe, le petit capitaine aux fesses serrées dans son sillage. Ils se saluent protocolairement. Décalé par les minutes qui viennent de s’écouler, Jaqez ressent le ridicule de ce geste de soumission. C’est décidé, il ne saluera plus quiconque, il dira à ses gars ce qu’il a dit à Thomas, un soir dans le djebel, de ne plus l’appeler “Mon Lieutenant” et de le tutoyer.
Et c’est reparti. Marcadot qui en prend aussi, et littéralement pour son grade, va subir tout le réquisitoire à l’encontre de Jaqez : incompétence, insubordination, attitude injurieuse. Jaqez interrompt la diatribe : « Les injures, c’est vous, Monsieur ! Et depuis votre arrivée. » Nouvelle sortie des fesses serrées. Jaqez s’est levé, il a derrière lui les cinq hommes qui partagent sa vie de merde ici  et on a voulu aussi les humilier. Marcadot essaie de le calmer, il l’écarte, il se plante devant De Corme Saint-Aubin.
Merde, il n’est pas con, cet homme !
Il dit, il dit tout : leur arrivée ici, le laisse-aller qui a précédé depuis des mois, ce que relatent les bulletins de renseignements du 2éme Bureau, des fells présents toutes les nuits, à Tamloul comme leur quasi résidence, leur volonté, à eux,  de sauver d’abord leur peau, peut-être aussi de travailler avec ces villageois puisqu’ils sont  contraints de vivre ensemble. Il ne veut plus parler de pacification, il dit son humble conception de la contre-guérilla. il dit ce qu’ils ont décidé, il parle des contrôles quotidiens et des embuscades légères, des balades dans le village. Il explique le pourquoi de ce couple commando dans la nuit du village, il justifie sa souplesse, son efficacité, sa sécurité, adaptées aux dimensions et à l’organisation du village, il dit son refus d’une autre clôture, il affirme l’humiliation concentrationnaire de toute clôture, il affirme la suppression de l’actuelle clôture. Il parle de la réorganisation du village en dix-huit îlots, en quatre quartiers, des élections des chefs d’îlots et de quartiers, de cette “djemaa” élue qui cogérera avec eux la vie quotidienne du village. Il dit qu’il ne fera aucune concession sur les actions de fouille, de contrôle. Il dit que que ses gars et lui veulent respecter la dignité des femmes et des hommes. de ce regroupement. Il dit qu’il continuera à sortir avec un gars, chaque nuit, à toute heure, pour foutre, à leur tour, les fells en insécurité. Il ne lui a pas encore tout dit.
« Mon Colonel, maintenant, nous pouvons aller faire un tour dans le village ? »
De la main, il indique au colonel la porte de la cagna et l’invite à le précéder. Le colonel ne dit plus mot, il est très concentré, comme entré en lui-même, il regarde Jaqez, le bleu d’acier est autre. Marcadot et le jeune capitaine sont figés, hors du coup. Jaqez, dans son dos, sent le sourire de “ses” gus.

Ils sortent, remontent l’allée centrale jusqu’à la placette ; de là jusqu’à la sortie nord vers la forêt Affaïne. Ils redescendent par les contre-allées extérieures, à l’est, puis à l’ouest. Tout au long, de la pérégrination, les hommes, les femmes même, s’arrêtent pour les saluer. Sur la placette, le moment a été émouvant, il y avait toute une assemblée de vieux, une trentaine devant le hangar qui fait office de café maure : Ils se sont tous levés et ont tenus à serrer la main de De Corme.
Quand il le raccompagne à la porte sud pour rejoindre son escorte, c’est devenu une histoire entre deux hommes qui sont en train de se coltiner à une foutue histoire entre deux peuples. Il salue sans plus, les autres, Marcadot, les gars du groupe ; il lève la main, paume grande ouverte, vers les villageois qui les ont suivis et qui se pressent autour de son escorte.
« Vous avez carte blanche, Jaqez. Je souhaite que ça réussisse. Je suis votre expérience de Tamloul de très près. C’est d’une importance capitale pour les relations futures entre algériens et français : maintien de l’ordre et disons..euh...pacification. Je reviens vous voir. » Il a hésité sur le mot pacification qui a ses relents  d’Algérie française ; il pressent, et sans doute moins confusément que Jaqez, qu’il s’agit d’établir d’autres rapports avec ces femmes et ces hommes qu’ils maintiennent dans un ordre forcé et qu’ils veulent obliger à une  impossible intégration. Mais, dans sa fonction, De Corme Saint-Aubin ne peut s’autoriser de paroles plus claires. Ils auront, Jaqez et lui encore beaucoup de points de suspension dans les entretiens à venir.

Marcadot est demeuré quelques minutes : « Nous nous en sommes bien sortis, je crois que le colonel  a été heureusement surpris de notre action à Tamloul. Mais, quand même, Jaqez, vous y avez été fort ! » Jaqez le laisse à ses illusions d’homme d’action et de capitaine bien noté ; il lui dit simplement  ce que d’autres disentdu patron de la Zone : raide, dur, colérique mais juste.Ce qu’il ne lui a pas avoué, c’est que l’idée de la réorganisation du village, elle n’est pas de lui ; elle a surgi lors d’une brève rencontre avec Galtier, le lieutenant SAS de Marceau. Il a répondu à Galtier que l’idée était forte, mais que, pour l’instant, à Tamloul, il  jouait plutôt à la petite guerre. « Faites-moi signe. La SAS est prête à réintervenir à Tamloul ». Il semble sympathique, Galtier, chaleureux. Un lieutenant sorti du rang que l’on dit fin lettré en culture arabe. Il se déplace à la tête d’une harka à cheval qui a fière allure. En y mettant un zeste de cynisme, on pourrait dire qu’il est le parfait officier des Affaires indigènes, rêvé par Lyautey. Jaqez est peut-être rugueux envers cet homme. L’avenir l’adoucira considérablement à son égard.
 La vie quotidienne a repris. Au repas de midi, les gars ont beaucoup parlé en riant très fort de cette matinée. Jaqez leur a demandé, à ce moment-là, de ne plus l’appeler “Mon Lieutenant”, qu’il souhaitait très fort qu’ils le tutoient comme il les tutoyait, – comme déjà les algériens le faisaient. II a dit pourquoi. Pour ce qu’ils vivaient ici, mais aussi pour leurs racines, leurs mères et pour leurs pères.


Trois jours après, vers minuit, juste avant que le dernier quartier de lune se  lève, Carbone et Launay s’embusquent dans les venelles près de la porte nord.
Le quart d’heure suivant, brèves rafales de la Mat de Carbone, longue et sèche stridence du fusil-mitrailleur de ce têtu de “paydret” de Launay qui ne veut point se démunir de ce qu’il appelle “sa charrue” –  j’ai rarement vu un aussi bon tireur de FM : à la hanche, et je t’arrose la cible avec la précision d’une carabine US. Là, il a arrosé les jambes d’un jeune gars qui est empêtré sous les chevaux de frise et qui hurle, le genoux éclaté... Younsi et Jaqez, ont giclé de leurs lits-picots. Un petit croissant de lune. Deux minutes, à peine, au pas de course pour rejoindre les deux embusqués qui sont encore tapis dans  l’ombre d’un pignon.
Jaqez s’accroupit près de Carbone qui lui chuchote : « Fais “pé”, Jaqez, le fell, il a toujours son arme. Ils étaient quatre. On avait laissé le premier passer la frise, on a tout lâché quand le second s’est engagé ; le premier, il a ressauté de l’autre côté. Bon diou, jamais vu un type faire un tel bond, il a rejoint les deux  autres qui déjà se carapataient vers le nord. Je crois qu’il y en a un des trois qui a été touché. Demain, bon diou de bon diou, j’essaie de sauter par-dessus ces sacrés barbelés ! »

Le gars dans les barbelés hurle toujours. Brouhaha dans les mechtas voisines, derrière les murs de branches montent des gémissements de femmes. Voix plus graves d’hommes qui tentent de rassurer. Des youyou fusent, étouffés. Le gars hurle à la mort. Il faut vite le sortir de là. Younsi rampe jusqu’aux barbelés, il est à un mètre cinquante du blessé. Soudain du nord, on les allume. Brèves rafales de sten, les vaches, ils n’ont pas décroché ; ou ce sont les trois fuyards, ou un groupe d’appui qu’ils doivent mettre en place quand ils viennent se balader à Tamloul ; ils doivent être planqués dans les premiers enrochements avant les crêtes qui les feront basculer en Forêt Affaïne ; ils doivent y tenir au gars qui gueule sous les barbelés. Jaqez n’a rien à dire : Younsi s’est replié et Launay est déjà deux ruelles plus loin, à plat ventre, son fusil mitrailleur en position, il arrose de rafales brèves les enrochements. Jaqez bigophone à Ali, ils sont certainement  éveillés. Oui !
« Ali, vite un tir de grenades à fusil, à trois, quatre cents mètres sur les enrochements  du nord. »  Launay lâche toujours ses brèves rafales, on voit les traçantes qui fusent sur les pierres. Deux minutes plus tard, deux explosions sourdes, l’une un peu en avant du point estimé où sont les fells, la seconde dans le mille, de suite suivie d’une éclairante. Vingt dieux, Ali, tu fais fort, tu sais !

 Encore un feu d’artifice à Tamloul, ça devient une coutume. Sous le parachute qui descend lentement, lentement, les enrochements sont en plein jour, silencieux. Launay, calmement, continue son tir pendant une  minute ou deux. Silence. Le gars recommence à hurler ; dans les mechtas, les cris reprennent. Younsi rampe à nouveau vers l’homme, il lui parle doucement, de la crosse de son MAS 36, il éloigne l’arme du fell, Carbone retourne à la cagna chercher les pinces coupantes. On le dégage avec le plus de précaution possible. Il agrippe dans sa main gauche un mince porte-documents. Il hurle. Le genou est en bouillie. Un garrot au-dessus avec le ceinturon de Jaqez. L’arme, c’est une jolie mitraillette Sten, elle paraît toute neuve. Pas n’importe qui, le genou broyé ! Les fells sont gonflés : qu’ils veuillent les allumer soit, qu’ils veuillent abattre leur copain blessé pour qu’il ne parle pas, soit ! Mais ils savent que derrière les Français, il y a les mechtas et que ce n’est pas un mur de branche ou un pisé léger qui va arrêter leurs balles.
« Restez près de lui ! Jaqez va appeler Lehoux à Rhardous.» Carbone n’a pas ramené que les pinces coupantes, il a pris le temps de fouiller dans son sac et de prendre sa trousse de première urgence. Quand Jaqez les quitte, ils ont, toujours vigilants, tiré le blessé dans l’ombre du pignon et Carbone lui administre une bonne dose de morphine dans les fesses à travers la toile du treillis. Les mechtas se sont apaisées, quelques pleurs d’enfants, des conversations à voix sourde.

De Rhardous, ce sont la jeep et le half-track qui descendent tous feux éteints. Marcadot accompagne Jean et Sadourne. Tiens !
« C’était sérieux, cette fois-ci ?
– Oui, ils étaient moins nombreux. Quatre. Mais ils avaient sans doute un groupe de repli dans les rochers, au-dessous de la crête.
– Nous aurions pu vous appuyer au mortier.
– J’y ai pensé. Mais trop long. Par contre, ce serait intéressant de cibler ce coin.
 Le gars est transporté dans la cagna, Ali et les autres poussent leurs lits pour faire place au brancard. Jean a fait sauté le garrot, stoppé l’hémorragie, réadministré une morphine, pansé, mis une attelle.
Cynique, mais c’est manière de carabin qu’il se donne, il s’adresse à Marcadot et à Jaqez : « Si vous voulez le garder, il faut une évacuation sanitaire demain, soit sur Cherchell, soit sur Blida. Par la route, il tiendra le choc !  Au moins jusqu’à Marceau.»
Marcadot et Ali-Messaoud fouillent le porte-document : des papiers en arabe, des tracts de propagande. D’après Ali, le jeune gars, lieutenant, serait l’adjoint du capitaine de la mintaka Affaïne. Le blessé geint doucement. Ils le garderont toute la nuit, ici. Il vaut mieux lui épargner un déplacement sur Rhardous. La fin de nuit sera blanche.Ils doublent le guet et patrouillent silencieusement jusqu’au petit matin dans les ruelles. On ne sait jamais ! El-Amhra s’est assis sur le lit de Jaqez, il a pris la main du “fell”. Jaqez lui sourit et sort.
 
Au matin, il y a un groupe de femmes assises  en cercle devant le poste.
« Il faisait encore nuit quand elles sont arrivées. »
Quand elles voient Jaqez, deux d’entre elles se lèvent.
« Jaqez ! C’est la mère et la femme du fell ! » Elles ne demandent rien, elles sont là. C’est ce silence qui fait monter cette dureté en lui. Il a envie de les envoyer chier. De leur refuser ce que leur mutisme fier exige sans doute et c’est cette exigence sans concession, cette exigence de femmes, qui l’exacerbe. Quelle haine se lève de ses poings qui se serrent, de ses mâchoires qui se crispent ? Cet odieux pouvoir de leur dire non ! De leur crier qu’elles n’ont aucun droit  ! Qu’il avait le droit de le crever, ce mec, cette nuit ! Le regard d’Ali, d’El-Amhra ! Le regard de la jeune épouse ! Ils attendent. Le regard de la mère ! Il ne demande pas, il n’attend pas, il ne se soumet pas. Il exige. Jaqez s’efface. Qu’elles entrent.
Soudain, il a honte.

Il y eut encore une alerte. Plus tard. Déplacements ? Bruits suspects ? Du côté de nos latrines qu’ils avaient établies hors de la clôture. Comme aucun des usagers habituels de ce lieu n’était sorti, Tardier et Tidjane, de guet, ont rafalé  consciencieusement alentour des dites latrines.
Les seules nouvelles des fells qu’ils vont désormais reçevoir, leur seront livrées par les bulletins hebdomadaires du 2ème Bureau de Cherchell qui, au hasard des opérations, collectera un certain nombre d’informations diffusées dans les maquis, annonçant que dorénavant Tamloul ne pouvait plus être considéré comme une plate-forme de sensibilisation et d’information aux valeureux objectifs de la Révolution à destination des populations environnantes, ni comme une base de repli et de repos pour les fidaïnes fatigués ou blessés, que toute intervention de l’Armée de Libération Nationale, outre un danger certain pour ses propres fidaïnes, mettrait en péril la sécurité de la vaillante population qui était toute dévouée à la cause de son Armée de Libération”.
Jaqez et ses gars n’allaient pas baisser la garde pour autant. Guet, fouille, contrôle des mechtas, embuscades à deux vont continuer. Seulement, dans le bocal, ce n’est plus le même poisson !


La merde va venir d’ailleurs.


Écrit par grapheus tis Lien permanent | Commentaires (1)

Commentaires

Je souhaiterai avoir plus de détail sur la vie des populations dans le centre de regroupement de population de Tamloul, sur l'organisation de ce camp. C'est un projet de recherche effectué dans le cadre de l'INED qui a pour objectif d'offrir un regard croisé sur les populations dans la guerre d'Algérie. Je travaille avec Rebah Mohamed qui effectue des enquêtes sur les CRP de la région de Cherchell. Toute utilisation de témoignage sera soumis pour relecture et accord à son auteur avant publication. très cordialement

Écrit par : kateb | vendredi, 19 avril 2013

Répondre à ce commentaire

Écrire un commentaire