mardi, 08 novembre 2005
à l'automne 1955, suite et fin ?
L’annonce sur France Cul d’une semaine à propos de “Fracture coloniale, fracture sociale” du 14 au 20 de ce mois, me ramène à “mes” années 50.
Dans mes précédentes notes, j’ai laissé le jeune voyageur entre Casablanca et Dakar.
Je pensais abandonner la publication de ces bribes de correspondance que j’estimais tenir d’un exotisme et de toute une pacotille coloniale qui sévissaient encore dans certains milieux populaires de l'immédiat après-guerre.
Mais ce projet de semaine sur le passé “colonial” me suggère de continuer à “recycler” ces notes d’un premier voyage : j’en fus un fort modeste acteur (de ce passé), même si plus tard, après les années algériennes, je me targuais, un tantinet pompeux, d’avoir été un “bradeur d’empire” - ce que je ne renie point.
Mes naïvetés furent vite lacérées. Je ne les renie pas non plus. À l’époque, je n’avais lu ni Segalen, ni Gide, ni Michaux. J'ignorais encore tout du premier, le second m'avait été interdit, le dernier allait bientôt surgir dans mes horizons.
Fractures, il y eut. Souvent, elles me furent fécondes !
Sur le Banfora, entre Casa et Dakar
Jeudi 27 octobre 1955
Premiers poissons-volants... nous avons aussi traversé des bancs de thons. Le bateau continue toujours sa route, calme et paisible. La chaleur n’est pas accablante, mais j’ai commencé à prendre de la quinine : un comprimé par jour.
Demain donc escale à Dakar, la véritable Afrique ; l’A.O.F. Nous sommes en chemisette mais nous n’avons pas encore porté le casque.......
À demain matin, en vue de Dakar où je posterai ma lettre.
Vendredi 28
Dakar en vue. D’abord, les deux Mamelles, collines verdoyantes. Puis on passe l’île aux Serpents.
Actuellement on voit nettement les immeubles de Dakar.
Mais il nous faut contourner l’île de Gorée pour entrer dans le port par le Sud.
La vue est très jolie : enfin l’Afrique !
Samedi 29
au large de la Gambie
....le Grand Dakar qui contient une curieuse médina, pleine d’effluves et de relents douteux, où les femmes se promènent royalement vêtues de mousselines, bleues, roses, vertes, et de pagnes de cotonnade multicolores, où les hommes, grands maigres, palabrent en gandouras de laine brune, blanche, noire, avec le “chèche” ou le casque sur la tête : une véritable féérie de co uleurs, de bruits... et d’odeurs...
... On quitte le quai dans les battements de tam-tam et les chants gutturaux des Africaines (termes consacrés à remplacer les mots “nègre, négresse”) ...
Terre invisible : mer calme avec légère houle.
... Je suis allé écouter sur le pont des 4èmes classes des noirs qui jouaient de la guitare. Ils ont été très touchés que je prenne plaisir à leur musique et moi encore plus : lls sont très attachants. J’ai passé la meilleure soirée avec eux.
Lundi 31
au large de la Gambie
Hier escale à Conakry vers huit heures.
Auparavant, un splendide orage tropical avec ciel d’éclairs et de nuages très noirs : la mer ne s’en est pas trop ressentie.
(visite) non pas sous un soleil éclatant mais dans un minuscule crachin, d’une étouffante torpeur...
Les femmes, plus que les Sénégalaises, sont élégamment vêtues et avec somptuosité : toujours ces cotonnades et mousselines colorées mais portées avec encore plus de charmes. À propos d’indigènes, je suis allé faire un tour, seul dans le quartier indigène ; j’y suis resté trente minutes sans voir la moindre parcelle de peau européennes.
Demain 1er novembre, escale à Sassandra.
Le 2 novembre ce sera le Terme et je penserai à tous nos morts.
Ce que n’écrit point le jeune voyageur, ce sont les premiers seins nus qu’il rencontre, émerveillé, bouleversé : les jeunes seins nus et dressés d’une jeune fille qui porte sur la tête une cuvette d’émail chargée de fruits... exotiques !
Les seins pour lui, ce n’était encore que la brève, mais combien troublante évocation d’Arthur Kœstler dans Le Zéro et l’infini, lu et étudié au printemps 55, “LES SEINS DORÉS COMME DES POMMES”.
Au bas de cette dernière lettre de voyage, griffonné d’un stylo qui n’a plus d’encre :
2 novembre arrivée à Abidjan. Tout va très bien, accueil chaleureux.... lettre suit. Bons baisers.
C’est livré, brut de décoffrage. Les événements, les rencontres, les paysages, les lectures, les amours ne tarderont pas à fissurer les certitudes et les émerveillements. Pour d'autres émerveillements !
«... la sensation d’Exotisme : qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même...»
Victor Segalen
*Essai sur l’exotisme, une esthétique du Divers, Fata Moragana, 1978.
Le Livre de Poche, Biblio Essais n° 4042, 1986.
08:30 Publié dans les voyages | Lien permanent | Commentaires (0)
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