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jeudi, 21 juillet 2016

larguées les amarres

Quand s'éloignent Artaud et les grandes sécheresses de la folie et des souffrances.


Pour quelques nuits de mer .

 Là nous allions, de houle en houle, sur les degrés de l'Ouest.
Et la nuit embaumait les sels noirs
de la terre,
dès la sortie des Villes vers les pailles,

parmi la chair tavelée des femmes de plein air.
Et
les femmes étaient grandes, au goût de seigles
et
d'agrumes et de froment moulé à l'image de leur
corps.

Saint-John Perse,
Vents II

 

D'Artaud à Perse, la langue a-t-elle jamais fait un aussi grand écart ?

lundi, 18 juillet 2016

un fatras de livres peut-il faire une fatrasie de titres ?

Depuis plus d'un mois, s'accumulent sur la table des bouquins lus, relus, à relire, à lire.

La fatrasie commencerait par :

Je suis un crabe ponctuel
et s'achèverait par
Mourir de penser

Que faire de

l'Histoire de la littérature grecque
Le Savoir Grec ?

sinon de rappeler
L'avenir des Anciens en osant lire les Grecs et les Latins

ce qui m'amènerait à
La Théogonie et la naissance des dieux

et de sauter quelques siècles en plongeant en
Montaigne dans la Splendeur de la liberté
évitant ainsi l'échouage dans un
Adieu à Montaigne
quand me sauverait
De Montaigne à Montaigne

Ont surgi pour quelques jours
Antonin ARTAUD
L'ombilic des limbes
Suppôts et Suppliciations
et de là, suis entré
Dans la maison du Sphinx

combien mal aisé d'éviter des titres tels que
Carnet de route, écrits littéraires
Modernes catacombes
L'amitié de Roland BARTHES
Un ARAGON  hénaurme
et tout autant
le Dictionnaire René CHAR

Entrer dans
BASHO Seigneur ermite, l'intégrale des Haïkus
Anthologie personnelle
et
Nouvelles orientales
Cornélius CASTORIADIS ou l'autonomie radicale

Et mettre de côté pour la fin de l'été
La Poésie et le Peuple : Cadou, un cas exemplaire

ma table est bien dans
Des mots et des mondes
(Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures)

Retour à son fatras, la fatrasie ne s'est point écrite et les noms d'auteurs ne seront donc qu'énumération, la seule rigueur d'icelle étant dans l'ordre des titres de livres  — n'arrive point à gommer ce soupçon d'érudition, mais promis juré, ils se tiennent tous, celles et ceux qui suivent ici :

Jacques Roubaud, Pascal Quignard, Suzanne Saïd et autres, Jacques Brunschwig et autres, Pierre Judet de La Combe, Hésiode, Christophe Bardyn, Jean-Michel De la Comptée, Claude Lévi-Strauss, Georges Charbonnier, Antonin Artaud (2), Denis Roche, Régis Debray (2), Philippe Sollers, Phillipe Forest, Danièle Leclair et..., Makoto Kemmoku et..., Jorge Luis Borges, Marguerite Yourcenar, Serge Latouche, Christian Moncelet et Henri Meschonnic.

 

Post-scriptum : j'allais oublier
DU BELLAY,
Les Regrets, Les Antiquités de Rome, Le Songe
,
de Joachim Du Bellay.

Post-scriptum 2 : en ces temps misérables de "présidentialisme", de 49-3, d'état d'urgence, de fous de dieu qui massacrent et s'assassinent, lire tous celles-et ceux cités, et surtout, Castoriadis et sa Montée de l'insignifiance, non mentionnée, parce que trop tôt rangée sur l'étagère.

À quand notre autonomie individuelle et sociale ? A quand ? Mais à quand ?

 

 

dimanche, 17 juillet 2016

en cent mots

 

L'entrée en torpeur cotonneuse qui aveugle de blancheur déjà l'ample tiédeur lâche toute tension de la voûte du crâne aux ancres des talons la peau mouillée s'accroît de sueur suintante qui s'écoule de la paupière à l'extrême des cils de la gorge ruissellent en picotements salés de minuscules rus qui sinuent dans le velu de la poitrine jusqu'à la touffe du sexe amolli appesanti du corps qui s'évaille en tendresse lasse des nerfs désormais assouvis cognement du sang dans l'alangui d'un ensommeillement alourdi des viscères des artères des veines paupières battant dans les brumes quand se meut l'ombre d'une Nue

 

mince participation humide à une recherche :
écrire en cent mots ce que Artaud avait écrit
en quatre cents mots dans
:
Description d'un état physique, p. 62-63
L'ombilic des limbes,
in Poésie/Gallimard

 

Pour tenter l'aventure :

Le tiers livre de François BON
back to basics, 4 | Artaud en juste 100 mots


 

 

mercredi, 30 mars 2016

Nerval en mars

Joseph Garoff, mon professeur de Lettres, était un grand prof. Je l'avais eu en IIIe, il m'avait entraîné à bicyclette vers la Turmelière humer l'enfance de Joachim Du Bellay ; en 1953/1954, il plaçait déjà Gérard de Nerval dans le quintette des grands Romantiques, aux côtés de Lamartine, Hugo, Vigny et Musset. J'ai toujours mon cahier de littérature des XVIII et XIXèmes siècles. Où avait-il puisé ce qu'il nous enseignait ? Dans ces années-là, le Lagarde et Michard de l'enseignement public n'était pas plus en avance sur le "gentil Gérard" que le Manuel de littérature du chanoine Des Granges qui sévissait dans l'enseignement dit "libre".
La mise en mineur du grand Romantique aurait sévi jusqu'à la fin de la décade des années 60.

Où Garoff avait-il donc puisé le matériau pour son cours ?

EL DESDICHADO
est le seul sonnet tant murmuré dans les songeries adolescentes, qu'aujourd'hui encore je puis le dire de mémoire — un des plus grands sonnets de notre langue :

Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.


Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.



Suis-je Amour ou Phœbus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;

J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…



Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

 

Dans Gênes, sous-titré L’épine d’Ispahan, le plus long récit (170 pages) de BOURLINGUER, Cendrars vient de citer en son entier la sixième Chimère, Artémis, illustrant son deuxième péché capital, la Luxure (fornicatio) ; il renvoie par un astérique à la note 9.

La Treizième revient... C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, — ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la mort — ou la morte... Ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule,
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux ;
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle ;
— La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !

Voici la note :

 ....Cher  Gérard de Nerval,  homme des foules, noctambule, argotier, rêveur impénitent, amant  neurasthénique des petits théâtres de la capitale et des grandes nécropoles d'Orient, architecte du temple de Salomon, traducteur du Faust, secrétaire  intime de la  reine de Saba, druide et eubage, tendre vagabond de l'Ile-de-France, dernier des Valois, enfant de Paris, bouche  d'or, tu t'es pendu dans une bouche d'égout après avoir projeté au ciel de la  poésie, devant lequel ton ombre se balance et ne cesse de grandir entre Notre-Dame et Saint-Merry, les Chimères de  feu qui parcourent ce carré du ciel en tous sens comme six comètes, échevelées et consternantes. En faisant appel à l'Esprit nouveau tu as troublé pour toujours la sensibilité  moderne :  l'homme d'aujourd'hui ne pourra plus  vivre sans cette angoisse :

L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle...
Horus, str. III, v. 9

Qu'il me soit permis de citer encore une strophe qui, avec d'autres vers épars dans les Chimères, est une des clefs secrètes du présent récit :

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as  consolé
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie
La  fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé
Et la treille où le pampre à la rose s'allie

El Desdischado, str. II, v. 5 à 8

Blaise   CENDRARS
BOURLINGUER   —  "Gênes"
Notes  pour  le  lecteur  inconnu
p.  267-268, 9.

 

 Et voilà que plus de soixante après, lors des Mardis littéraires de l'Université Permanente de Nantes débarque Agnès Spiquel, qui en quatre leçons magistrales nous a ouvert des perspectives très neuves portées par une parole passionnée sur un Nerval révolté, fils de Cain, retiré dans les entrailles en flamme de la Terre, dont la filiation est la cohorte de ceux qui refusent et le dieu et le roi, enfants du feu opposés aux enfants du Limon,les fils d'Abel.

• Nerval ? la quête de l'étoile (1) - le "gentil" Nerval.
L'itinéraire personnel et littéraire de celui en qui ses contemporains ont vu un doux rêveur, un poète de second plan, sans percevoir combien il était marqué au sceau de l'incandescence - rêve, désespoir, folie.
• Nerval, la quête de l'étoile (2) - à travers l'espace et le temps
Comment Nerval explore passionnément les « ailleurs » de l'espace et du temps : les bas-fonds et les environs de Paris, le Valois, l'Italie, l'Orient - et aussi les coutumes du passé, les mythes et croyances des civilisations anciennes ; comment son écriture rend limpide le déchiffrement de ce réel travaillé par le rêve.
(Promenades et souvenirs ; Nuits d'octobre ; Voyage en Orient)
• Nerval, la quête de l'étoile (3) - les enfants du feu.
Comment le mythe des enfants du feu, établi dans l'un des contes du Voyage en Orient, se déploie dans les nouvelles des Filles du feu et quels en sont les enjeux pour l'humanité et pour le poète.
• Nerval, la quête de l'étoile (4) - des Chimères à Aurélia.
Comment le bref recueil poétique des Chimères, qui vient clore Les Filles du feu, retrace à la fois l'itinéraire d'un « je » marqué par le deuil et la révolte, et celui d'une humanité en quête de sens ; et comment on peut le faire dialoguer avec Aurélia (qui le suit de près) où Nerval retrace une expérience de descente aux enfers de la folie, la quête d'un féminin salvateur et les voies mystérieuses du salut pour celui qui a tout perdu, le déshérité, « El Desdichado ». »

Je relis enfin les cinq sonnets du Christ au Mont des Oliviers, abandonnés depuis soixante-trois ans, peut-être parce que ils m'étaient illisibles, embrumés par je sais trop quelle espérance,

En cherchant l'œil de dieu, je n'ai vu qu'un orbite
Vaste, noir et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde, et s'épaissit toujours...

S'éloignant de la folie et du deuil, revient la douce nostalgie d'une adolescence amoureuse,

Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde* aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

Fantaisie, in Odelettes

 

En quittant l'amphi Kernéis, hier soir, je n'ai pu m'empêcher de remettre à Agnès Spiquel — elle avait sollicité nos réactions de lecteurs : je n'ai pas osé la questionner sur la filiation entre Nerval et Théophile de Viau, autre fils de Caïn — auteur des dix Odes de la Maison de Sylvie, écrites lors de son incarcération à la Conciergerie en 1623 —, la Note au lecteur inconnu de Cendrars, citée plus haut, et naguère dans ce blogue à la date du 28 décembre 2005.

Je lui ai glissé, quasi en catimini, un "pos-it" gauchement rédigé sur ce qui m'intrigua toujours de ces deux premières phrases d'Aurélia :

Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible.

et dont je n'ai trouvé la source que ces dernières années en reprenant Homère lors un atelier de Grec Ancien,

δοιαὶ γάρ τε πύλαι ἀμενηνῶν εἰσὶν ὀνείρων·
αἱ μὲν γὰρ κεράεσσι τετεύχαται, αἱ δ᾽ ἐλέφαντι·

Il est deux portes dans le vacillement des Rêves,
l'une étant de corne, l'autre est d'ivoire.

C'est au Chant XIX de l'Odyssée : Pénélope s'entretient du rêve d'un Retour, avec Ulysse qu'elle n'a pas encore reconnu.

 

À l'instar de Virgile — Énéide, VI, 894 — Gérard avait attentivement lu Homère.

 

*Ma liberté de lecteur licencieux m'aurait bien fait substituer à "Blonde" le qualificatif "Brune" ; le décasyllabe en eût été respecté.

Brune aux yeux noirs en ses habits anciens.

mercredi, 03 février 2016

l'altérité en "confidence partagée"

Mon cœur est pareil au cœur de l’arbre. Les phases de croissance ne modifient pas sa texture initiale. Les rencontres fondamentales sont là intactes depuis le début de la vie. Je me souviens des amours d’enfance, aux rives de Vilaine, amoureux de la fille du boucher et de celle du boulanger.

L’autre, sa rencontre.

Bongouanou, quatre mille habitants habitants, à égale distance entre Abidjan et Bouaké. L’école installée par la mission catholique. Ici le directeur de l’école publique est noir. Pas de concurrence entre nous… par équipes de foot interposées, peut-être ? Je suis le Blofouô, Le directeur Blofouô : l’étranger venu des brumes en Agni.
J’enseigne, pas vraiment à la manière « ton ancêtre le gaulois », non, j’essaie des trucs différents. Ce samedi après midi, je me déplace pour voir… rechercher des enfants pas encore scolarisés.  Je marche dans un entrelacs de cours et de cases. Chaque groupe familial possède ses cases avec plusieurs cours les séparant. Ici on parle Agni, mais je ne me débrouille pas encore. Mes élèves de fin d’étude primaire vont me l’enseigner. Et puis, nous chercherons ensemble et dans leur langue à passer de l’oralité à l’écrit.
Je marche, le sol craque, le soleil… peu de vent, c’est tranquille, les chiens me suivent.
« Que fait ton garçon… il va à l’école ? » et c’est ainsi de case en cours.
 Éduquer…VRP Blofouô pour la maison Jésus.
AMA me regarde prospecter. Aînée du chef de la Terre elle dirige le groupe des jeunes filles du village. Elle sait la danse et sa voix perchée là-haut indique aux autres les changements, la nuance. À chacune le moment venu, le pas à adopter, le chant à déclamer.
AMA me regarde et je ne le sais pas, elle me fait face à présent frôlant le beige de la chemise contournée. Les deux doigts conjoints portés à sa bouche réclame la Gauloise, je lui offre la cigarette demandée. Regards échangés au moment où elle se retire de l’allumette que mes mains entourent. Elle sourit en dégustant la première taffe, et s’éclipse au cœur d’une odeur d’allumette craquée. Le gris du tabac m’enfume laissant entrevoir l'ample balancement de ses hanches. Elle part en fumée, se retourne pour à nouveau s’étourdir du caporal supérieur. Adossée au mur de la case elle me fixe… Coup de foudre. Sa beauté entêtante nourrit durant plusieurs jours mes craintes et mes envies. Pas facile à gérer… nous ne nous parlons pas, nous nous mangeons, attirés physiquement l’un l’autre. AMA n’est pas Mousso, comme ces jeunes célibataires offertes aux coopérants. Sa beauté me fascine, je vais avoir vingt ans et vis ici une enivrante secousse amoureuse, la première. Pour AMA, pareil… coup de foudre réciproque. Notre histoire se construit au fil des jours…
Un grattement à la porte de ma case me réveillera une nuit. AMA mandate un jeune émissaire pour colporter son envie et le souhait de me rejoindre. Je ne suis pas acclimaté. Le noir de sa peau m’impose une douce et respectueuse retenue. Je ne suis pas encore acclimaté à cette proximité. Nous ne ferons pas l’amour tout de suite. Sa beauté me fascine et nos frissons impriment mille instants inoubliables. Ce métissage nous comble trois années. Nous évoquons l’enfant… Et plus rien… Survient l’Algérie… la mobilisation, je quitte AMA. Une seule correspondance tempère l’inconsolable déchirure…  "Tu pars, je suis heureuse… j’ai ton visage dans mes mains".

 

 

Bouguenais, 27 Octobre 2008


Un récit réécrit par Jean Louis LE VALLÉGANT,
pour les "Confidences Sonores Partagées" à Bouguenais en octobre 2008
ré
ajusté par celui qui fut le jeune "Blofouô".


Après la représentation de "P'tit Gus",
lors des Voix Bretonnes, au Château des Ducs,
le samedi 30 janvier 2016.

 

lundi, 08 juin 2015

Robert Desnos a cent-quinze ans

Il fut le rêveur éveillé des sommeils surréalistes, il fut le joueur des mots, il fut amoureux, il fut fraternel, il fut l'un de nos derniers fabulistes, il fut le cinquième des Quatre sans cou.
Il avait le regard ineffablement doux des myopes
Il fut homme de liberté et de résistance.

Il fut arrêté un jour de février 44.

Ce furent alors de sombres jours, avec des lueurs d'espérance entre avril et juin 1945.
....
Les survivants du convoi atteignirent à Terezine. Il y avait là un fort avec des casemates, des cellules, une chambre de torture, une cour pour les exécutions capitales, une chambre à gaz, un four crématoire.
On empila à coups de crosse les arrivants dans des casemates. Très vite, celles-ci furent pleines. On entassa ce qui restait dans les cellules à raison de vingt par cellule. On poussa l'excédent dans la chambre à gaz.
Parmi ceux des casemates, quelques-uns furent conduits au Revier (infirmerie). On leur ôta leurs loques que l'on remplaça par d'autres loques où grouillaient les poux.
Et ce fut le typhus.
Le 3 mai 1945, les SS s'enfuirent tandis que les forces russes et les partisans tchèques faisaient leur entrée dans la forteresse.
C'était la liberté.
Ce n'était pas encore la vie.

Les libérateurs amenaient avec eux des médecins et des infirmiers. Il s'agissait de faire vite, de sauver ceux que l'on pouvait encore sauver, d'adoucir les derniers jours des mourants.
Certains traînèrent longtemps. Plusieurs semaines après la libération, dans la nuit du
3 au 4 juin, l'étudiant tchèque Josef Stuna, fut exceptionnellement de service à la baraque n° 1. Joseph Stuna compulsa les listes de malades. 
Sur une des cartes, il lut : Robert Desnos, né en 1900, nationalité française. Or l'étudiant tchèque savait qui était Desnos, savait ce qu'était le Surréalisme, la poésie. Il avait lu les livres de Paul Eluard, d'André Breton... Il se souvint d'un portrait de Robert dans Nadja...

Le jour commençait de se lever et d'envahir le bloc. Josef Stuna chercha Robert Desnos parmi les 240 squelettes en- core vifs dont il avait la garde. Il s'arrêta devant l'un d'eux dont le regard presque éteint s'abritait derrière de grosses lunettes. Stuna s'approcha :
—  Est-ce que vous ne connaissez pas le poète français Robert Desnos ? demanda-t-il.
Les yeux du moribond furent alors indicibles. Malgré sa faiblesse extrême, l'homme essaya de se dresser. Puis il dit :
—  Le poète français... c'est moi.

Tout fut soudain inouï. Robert n'était plus seul. Un ami était là. Cet ami savait qui il était, connaissait sa poésie. Dès lors, il ne s'agissait plus de mourir. Josef Stuna alla chercher son amie, l'infirmière Alena Tesarova. Elle comprenait le français mieux que lui. Elle parla de longues heures avec le poète mourant.
Il était très fatigué. Les souffrances du dernier transport l'avaient épuisé. La fièvre ne descendait jamais au-dessous de 39,6. Josef Stuna et Alena Tesarova firent tout pour le
sauver.
Ces trois êtres, dont l'un était promis à la mort, parlèrent de tout : de Paris, de la Liberté, de la Fraternité, de la Poésie, des arbres, du vent, des océans. Desnos disait ce qu'avait été la Résistance française contre les Allemands et aussi ce qu'avait été le Surréalisme, cette résistance à l'obscurantisme du monde. Alena Tesarova lui apporta une fleur d'églantier. La fleur se fana très vite. Le poète la garda quand même près de lui.

Au bout de trois jours il entra dans le coma.

Le 8 juin à 5 heures du matin, il mourut.




Pierre Berger
Poètes d'aujourdhui n°16
Pierre Seghers éditeur, 1960

 

Il mourut donc libre.
Maintenant continuons de le lire.



Coucher avec elle

Pour le sommeil côte à côte

Pour les rêves parallèles

Pour la double respiration

Coucher avec elle
Pour l’ombre unique et surprenante

Pour la même chaleur

Pour la même solitude


Coucher avec elle

Pour l’aurore partagée

Pour le minuit identique

Pour les mêmes fantômes


Coucher avec elle
Pour l’amour absolu

Pour le vice
Pour les baisers de toute espèce


Coucher avec elle

Pour un naufrage ineffable

Pour se prouver et prouver vraiment

Que jamais n’a pesé sur l’âme et le corps des amants

Le mensonge d’une tache originelle

 

Coucher avec elle
1942

 Vous avez le bonjour de Robert Desnos.

Desnos008 - copie.jpg

La photo de Robert Desnos, prise par Man Ray
et publiée dans Nadja d'André Breton
édition du Livre de Poche, 1964

 

Post-scriptum : En janvier 2005, il fut publié quelques notes sur ce blogue à propos du bouquin paru chez Seghers en 1960 ; je le tins entre mes mains sur le piton de Rhardous en mars 1961; il était alors, pour moi, cette lueur d'espoir comme seul, le Veilleur du Pont-au-Change,  le poète de The night of loveless nights, des Sans cou, du Brochet et du Pélican pouvait la dispenser.

mardi, 28 avril 2015

« ...n'étant de nul accrédités...»

Ce soir-là, je l'ai croisé dans l'ouvert de l'estuaire de Vilaine. Il allait toutes voiles offertes, vent arrière, cap sur la nuit.

FullSizeRender.jpg  ©Nicléane

Dac'hlmat achevait sa première navigation de printemps. Nous rentrions à terre. J'étais paisible, mais las. Je l'enviais, ce partant. Mais,  

 

 

 

De nul office n'avons-nous charge, n'étant de nul 
accrédités — ni princes ni légats d'Empire, 
à bout de péninsules, pour assister en mer l'Astre royal 
à son coucher ; mais seuls et libres, sans caution ni gage, 
et n'ayant part au témoignage... Une trirème d'or navigue, 
chaque soir, vers cette fosse de splendeur où l'on verse à l'oubli 
tout le bris de l'histoire et la vaisselle peinte des âges morts. 
Les dieux vont nus à leur ouvrage.
La mer aux torches innombrables  l
ève pour nous splendeur nouvelle,
comme de l'écaillé de poisson noir.

 

 

 

Saint-John Perse

Strophe, IX

Étroits sont les vaisseaux, VI

 

mercredi, 18 mars 2015

au hasard d'un marché, un poète gascon

un poète gascon lu
trois cents ans plus tard
par un breton de souche linguistique gallèse,

mâtiné d'un quart de bas-poitevin,
manière de marquer la semaine de la Francophonie en 2015

 

Il suffit d'une flèche de signalisation, pour que se remue la curiosité. Ainsi, à la mi-février, au marché d'Aiguillon, petite ville au confluent de Garonne et du Lot : elle n'était pour moi jusqu'alors que la ville de naissance d'un certain duc d'Aiguillon, lieutenant général de Bretagne nommé par Louis XV pour mater les Bretons et envahir l'Angleterre, et dont les démêlés avec le vice-amiral de Conflans et les marins de ladite province ne furent pas pour rien dans le désastre de la bataille navale des Cardinaux en 1759.

Une simple signalétique urbaine donc, lettres blanches sur fond bleu, "salle Théophile de Viau" ! Vague mémoire d'un poète baroque qui "sonnettisa", entre Mathurin Régnier, Racan, D'Urfé et Saint-Amand.
Je néglige l'office du Tourisme et plonge dans la Toile avec ma tablette —mon iPad, comme on disait naguère "mon frigidaire" ——, j'y apprends qu'il est né à Boussères. Je chercherai et sur la rive gauche du Lot et sur la rive droite de Garonne, car il y a deux Boussères  et les "connaisseurs" s'affrontent, les uns pour celui de Clairac, les autres pour d'Aiguillon (ou de Port-Sainte-Marie ?).

À lire Théophile, j'opterai pour celui de Garonne ; il tint fort à y convier Cloris, sa Belle d'alors.

Si tu fais ce voyage, et mon amour te prie
D'y ramener tes yeux, car c'est là ma patrie :
Là tu verras un fonds où le paysan moissonne
Mes petits revenus sur le bord de Garonne
Le fleuve de Garonne où des petits ruisseaux
Au travers de mes prez vont apporter leurs eaux,
Où des saules espais ; leurs rameaux verd abaissent
Pleins d’ombre et de frescheur sur mes troupeaux qui paissent.
Cloris, si tu venais dans ce petit logis
Combien qu'à te l'offrir de si loin je rougis
Si cette occasion permet que tu l'approches,
Tu le verras assis entre un fleuve et des roches,
Où sans doute il fallait que l'Amour habitât
avant que pour le ciel la terre il ne quittât
Dans ce petit espace une assez bonne terre
Si je puis la sauver du butin de la guerre,
Nous fourniras des fruits aussi délicieux
Qui sauraient contenter ou ton goût ou tes yeux.
Mais afin que mon bien d'aucun fard ne se voile,
Mes plats y sont d'estain et mes rideaux de toile ;
Un petit pavillon dont le vieux bastiment
Fut massonné de brique et de mauvais ciment,
Monstre assez qu’il n’est pas orgueilleux de nos tiltres
Ses chambres n’ont plancher, toict, ny porte, ny vitre,
Par où les vents d’hyver s’introduisans un peu,
Ne puissent venir voir si nous avons du feu...

Élégie II
"Souverain qui régis l’influence des vers"

 

La vie de Théophile de Viau est pour moi innénarable: ce premier quart du XVIIe siècle était plutôt tumultueux. Viau fut de ceux qu'on nomma "libertins", de mœurs et de langue. J'aime bien qu'il y ait en lui du Joachim Du Bellay dans l'attachement à son terroir natal, du Pierre de Ronsard en ses amours, du Michel de Montaigne en ses amitiés ; il ne suivit pas  Malherbe, mais ne le dénigra point non plus.
Fut calomnié, amoureux, sans doute bisexuel et sodomite, ne se fiant ni à dieu ni à diable, dénoncé par des jaloux et condamné au bûcher pour ses licences, fausses ou avérées, ne fut brûlé qu'en effigie, mais vécu vingt-trois mois de cachot, à la Conciergerie entre autres lieux, si ardes qu'il commença l'an 1724 par une grève de la faim — c'est bien la première dont j'ai connaissance.

Ses textes : des odes, des stances, des élégies, une tragédie, des lettres en vers, en prose et en latin.

 Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Écrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain, sans songer à le faire.
Après m’être égayé par cette douce erreur,
Je veux qu’un grand dessein réchauffe ma fureur,
Qu’un œuvre de dix ans me tienne à la contrainte,
De quelque beau Poème, où vous serez dépeinte :
Là si mes volontés ne manquent de pouvoir,
J’aurai bien de la peine en ce plaisant devoir.
En si haute entreprise où mon esprit s’engage,
Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
Que n’ont jamais pensé les hommes et les Dieux.

Élégie à une Dame


Dans Première journée, récit mêlé de nombreuses digressions à la manière de Montaigne, il proclame également son exigence d’écrire à la moderne.

Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins qu’on appelle imitation des Auteurs anciens se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne ; Démosthène et Virgile n’ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle ; leurs livres quand ils les firent étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux.

Et puis des sonnets, s'immisçant entre Élégies et Odes, ce premier quand la guerre ravage son terroir natal :

Sacrés murs du Soleil où j'adorais Philis,
Doux séjour où mon âme était jadis charmée,
Qui n'est plus aujourd'hui sous nos toits démolis
Que le sanglant butin d'une orgueilleuse armée;

Ornements de l'autel qui n'êtes que fumée,
Grand temple ruiné, mystères abolis,
Effroyables objets d'une ville allumée,
Palais, hommes, chevaux ensemble ensevelis;

Fossés larges et creux tout comblés de murailles,
Spectacles de frayeur, de cris, de funérailles,
Fleuve par où le sang ne cesse de courir,

Charniers où les corbeaux et loups vont tous repaître,
Clairac, pour une fois que vous m'avez fait naître,
Hélas  ! combien de fois me faites-vous mourir  !

 

et cet autre, étrange, quand la femme aimée, Phyllis, remonte des enfers. Mais qui donc fut cette Phyllis ?

Je songeais que Philis des enfers revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît l'amour
Et que comme Ixion j'embrassasse une nue.

Son ombre dans mon lit se glissa toute nue
Et me dit : " Cher Tircis, me voici de retour,
Je n'ai fait qu'embellir en ce triste séjour
Où depuis ton départ le sort m'a retenue.

Je viens pour rebaiser le plus beau des amants,
Je viens pour remourir dans tes embrassements. "
Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme

Elle me dit : " Adieu, je m'en vais chez les morts.
Comme tu t'es vanté d'avoir foutu mon corps,
Tu pourras te vanter d'avoir foutu mon âme. "

 

Plus rustique en amours, cette chanson dialoguée allègrement troussée. Mais est-elle de "notre" Théophile ?

 Demande
Quelle fièvre avez-vous, Pâquette,
Qui vous rend le teint si défait  ?
 Répons
C'est le désir d'une brayette
Dont je ne puis avoir l'effet.

 Demande
Certes vous êtes maigre et jaune,
Je ne sais pas que demandez.
 Répons
Un gros vit long comme un quart d'aune.
Prêtez-le moi si vous l'avez.

 Demande
Mais quoi  ? vous n'êtes point honteuse
De dire ainsi votre appétit  ?
 Répons
Homme goulu, femme fouteuse,
Ne désirent rien de petit.

 Demande
Si vous voyez quelque vit mince,
Voudriez-vous pas bien l'approcher  ?
 Répons
Quand ce serait celui d'un prince
Je ne voudrais pas le toucher.

 Demande
De quelque valet l'accointance
Serait-ce bien votre désir?
 Répons
Oui s'il le fait d'obéissance
Et le refait pour le plaisir.

 Demande
Vous avez la fesse soudaine
Alors qu'on vous presse le flanc  ?
 Répons
Le cul sans cesse me démène
Comme l'aiguille d'un cadran.

 Demande
Qui vous voit la mine si froide
Ne vous croit point le cul si chaud.
 Répons
C'est au cul qu'il faut un vit roide,
Ce n'est point au front qu'il le faut.

Chanson tirée de
Œuvres Poétiques. Appendice.
Poésies de Théophile
ou qui lui ont été attribuées
et qu'il n'a pas recueillies dans ses œuvres

 

D'aucuns écrivent qu'il influença La Fontaine et Nerval. C'est sûr, il séduisit Théophile Gautier. Et très près de nous, il inspira à Michel Chaillou un très savoureux chapitre libertaire, La Compagnie Théophile dans le Petit guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle".

Et comme belle épitaphe,

Il faudra qu'on me laisse vivre
Après m'avoir fait tant mourir.

 

Pour le lire,

• en Poésie/Gallimard, Après m'avoir fait tant mourir, œuvres choisies, édition de J.P. Chauveau. 2002.
Ce ne sont point œuvres complètes, mais on peut y parcourir cent pages d'un dossier bien touffu, sur vie et textes de Théophile.

• Les familiers des bouquins numérisés peuvent importer sur leur disque dur ou leur mémoire-flash :
Œuvres poétiques - Théophile de Viau, une œuvre du domaine public - ©2011 Norph-Nop  Editions, d'où est tirée la Chanson. C'est diffusé gratuitement par ...Amazon ; ça paraît édité à la "va comme j'te pousse", mis en page à la diable à la limite de l'illisible et format Kindle... Consulter la critique d'un client de ces éditions ??? À charger pour voir et puis supprimer, selon !

 

 

dimanche, 08 février 2015

merci à Fatima Zohra Imalayen dite "Assia Djebar".

Comme un silence blanc autour des textes
de cette Femme

et en ligne d'horizon proche
Mouloud Feraoun, Kateb Yacine,
dans un plus lointain
Taos Amrouche, Jean Sénac,
Boualem Sansal,
Albert Camus

 

Ma poésie n'est que murmures
Voix de rouge-gorge ou son de cuivre
Fuient mon masque arabe troué
Même quand je tisse quelques mots français
Je retrouve mon langage étranger.

1967.

 

Cet extrait des Corps enlacés
comme une vaste métaphore
de mon entrée dans une "algérianité" que j'ai l'audace de revendiquer.

 

   Est-ce au cours de cette descente vers la mer ou le lendemain, dans un des camions du convoi, sous la pluie..., qu'un certain Bernard se confie à celui qui fera le récit de ces jours d'El Aroub, et évoque ce qu'il n'oubliera plus?...

  La veille du départ, en pleine nuit, Bernard sans armes rampe sur les genoux et les coudes, passe dans le noir entre deux sentinelles, progresse, tâtonne dans le village, jusqu'à ce qu'il trouve une ferme au toit à moitié effondré, à la porte presque entièrement arrachée.

  — Là, avoue-t-il, dans la journée, une jolie Fatma m'avait souri ! Il se glisse sans frapper. Il doit être une heure trente du matin. Il hésite dans le noir, puis gratte une allumette : devant lui, une assistance féminine, recroquevillée en cercle, le regarde ; presque toutes sont de vieilles femmes ou le paraissent. Elles sont serrées les unes contre les autres ; leurs yeux luisent d'effroi et de surprise...
   Le Français sort de ses poches des provisions en vrac, qu'il distribue hâtivement. Il va et vient, il rallume une allumette; ses yeux qui cherchaient rencontrent enfin « la jolie Fatma » qui avait souri. Il la saisit aussitôt par la main, la redresse.
   Le noir est revenu. Le couple se dirige au fond de l'immense pièce, là où l'ombre est de suie. Le cercle des vieilles n'a pas bougé, compagnes accroupies, sœurs du silence, aux pupilles obscurcies fixant le présent préservé : le lac du bonheur existerait-il?...
   Le Français s'est déshabillé. « Je me serais cru chez moi », avouera-t-il. Il presse contre lui la jeune fille qui frémit, qui le serre, qui se met à le caresser.
   « Si l'une des vieilles allait se lever et venir me planter un couteau dans le dos ? » songe-t-il.
   Soudain, deux bras frêles lui entourent le cou, une voix commence un discours de mots haletants, de mots chevauchés, de mots inconnus mais tendres, mais chauds, mais chuchotés. Ils coulent droit au fond de son oreille, ces mots, arabes ou berbères, de l'inconnue ardente.
   « Elle m'embrassait de toutes ses lèvres, comme une jeune fille. Imagine un peu ! Je n'avais jamais vu ça!... A ce point-là! Elle m'embrassait! Tu te rends compte?... M'embrasser ! C'est ce petit geste insensé surtout que je ne pourrai oublier ! »

  Bernard est retourné au camp vers trois heures du matin. A peine endormi, il sera réveillé en sursaut : il faut quitter le village à jamais.


   Vingt ans après, je vous rapporte la scène, à vous les veuves, pour qu'à votre tour vous regardiez, pour qu'à votre tour, vous vous taisiez. Et les vieilles immobilisées écoutent la villageoise inconnue qui se donne.
   Silence chevauchant les nuits de passion et les mots refroidis, silence des voyeuses qui accompagne, au cœur d'un hameau ruiné, le frémissement des baisers.

 

Troisième partie : LES VOIX ENSEVELIES
Quatrième Mouvement
Les voyeuses
   Corps enlacés
pp. 293-295.

 

 

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J'ai libéré le jour
de sa cage d'émeraude
comme une source vive
il glissa de mes doigts.

J'ai libéré la nuit
de la tombe de l'onde
comme un manteau de pluie
elle retomba sur moi.

J'ai libéré le ciel
de son lit d'amarantes
dans un éclair d'orgueil
il s'envola en roi.

J'ai lancé le soleil
sur la scène du monde
l'ombre était si profonde
qu'il devint hors-la-loi.

POÈME AU SOLEIL
1956

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 et aux confins
Ibn Khaldoun

 

 Post-scriptum : Les deux poèmes sont  tirés  de « poèmes pour l'algérie heureuse", un mince recueil édité par la Société Nationale d'Édition et de Diffusion d'Alger, acquis dans une librairie à Bou Saada, le 2 novembre 1977.

mercredi, 21 janvier 2015

jour d'hiver

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Toute la nuit
les bambous gèlent

Matin de givre

Matsuo Munéfasa
dit Bashō
Seigneur ermite

 

 

Sorti de l'amoncellement des livres, des écrits, des images, j'aimerais bien un ermitage encerclé de roseaux.

samedi, 03 janvier 2015

soixante ans de "poches" et de bonheur qui commencent ainsi

Mon premier poche : Terre des hommes de Saint-Exupéry, le 68,  le 20 août 1954.
Le deuxième : Le Zéro et l'Infini d'Arthur Kœstler, le 35, le 6 décembre de la même année.
Le troisième : Journal d'un curé de campagne de Georges Bernanos, le 103, en février 1955.

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Ils ne coûtaient que 150 fr — en "anciens francs" — et s'achetaient au sous-sol de la "grande surface" nantaise d'alors, chez Decré. Les premiers bouquins d'adolescence, pour moi tout seul, de "vrais" bouquins qui changeaient des minces classiques de Gigord, Hatier ou Larousse.

Le zéro et l'infini nous avait été proposé par notre professeur de Philo, Jacques Dujardin, pour illustrer ses cours sur le Marxisme. Dans le milieu de mes "Bons Pères, je ne me souviens pas d'un anticommunisme viscéral. Le Goulag n'était pas encore dans l'actualité, mais les procès de Moscou n'étaient pas ignorés. Dois-je avouer que longtemps d'Arthur KŒSTLER ce que je retins ce furent, dans les troubles bien tardifs d'une sexualité adolescente,  "les seins dorés comme des pommes" : cet extrait d'un dialogue tapé contre le mur de la cellule en "alphabet quadratique"

COMBIEN DE TEMPS Y A-T-IL QUE VOUS AVEZ
COUCHÉ AVEC UNE FEMME?
Il avait certainement un monocle; il s'en servait sans doute
pour taper et son orbite dénudée était prise de tics nerveux.
Roubachof n'éprouva aucune répulsion. Du moins, cet homme
se montrait tel qu'il était; c'était plus agréable que s'il avait
tapé des manifestes monarchistes. Roubachof réfléchit un peu,
puis il tapa :
IL Y A TROIS SEMAINES.
La réponse vint aussitôt :
RACONTEZ-MOI TOUT.
Vraiment, il allait un peu fort. Le premier mouvement de
Roubachof fut de rompre la conversation; mais il se souvint
que son voisin pourrait par la suite devenir très utile comme
intermédiaire avec le n°400 et les cellule au-delà. La cellule
à sa gauche était évidemment inhabitée; la chaîne s'arrêtait
là. Roubachof se cassait la tête à chercher une réponse. Une
vieille chanson d'avant la guerre lui revint à l'esprit; il l'avait
entendue quand il était étudiant, dans quelque music-hall où
des femmes aux bas noirs dansaient le cancan à la française.
Il soupira d'un air résigné et tapa avec son pince-nez :
LES SEINS DORÉS COMME DES POMMES...
Il espérait que c'était le ton juste. Il avait bien deviné, car
le N° 402 insista :
CONTINUEZ. DES DÉTAILS.
Maintenant il devait certainement se tirailler nerveusement
la moustache. Il ne pouvait manquer d'avoir une petite
mous
tache aux bouts frisés. Le diable l'emporte; il était le seul
in
termédiaire; il fallait rester en relations. De quoi parlaient les
officiers dans leur mess? De femmes et de chevaux. Roubachof
frotta son binocle sur sa manche et tapota consciencieusement :
DES CUISSES DE POULICHE SAUVAGE...
Il s'arrêta, épuisé. Avec la meilleure volonté du monde il
n'en pouvait plus. Mais le N° 402 jubilait...*

Pour les "cuisses de pouliche sauvage", l'Apollinaire des Poèmes à Lou, clandestinement introduit entre grammaire latine de Petitmangin et grammaire grecque de Ragon, m'avait déjà sensibilisé à la sensualité équestre des artilleurs de 14/18.

Ce fut aussi l'année de la triade poétique, avec mes trois "Seghers" : René Guy Cadou, René Char, Henri Michaux. Tout aussi clandestins que l'Apollinaire.
Ajouts au Claudel des Cinq grandes Odes pour la gloire catholique et aux Méharées de Théodore Monod pour le voyage — eux, avaient obtenu le "nihil obstat" du préfet de discipline — ces trois Livres de Poche et ces trois Seghers m'établissaient Lecteur.

 

 

* Arthur KŒSTLER, Le zéro et l'infini, Le Livre de Poche, n°35, 1954

 

 

mardi, 22 juillet 2014

vieilles coques

 

aux vieux matelots du Marche-Avec
et aux quatre "poulies-coupées"
qui avaient embarqué.

 

Ce n'était point prévu quand ces jours, Dac'hlmat fit escale à Concarneau.
Fûmes invités par l'amitié sur le Marche-Avec, une belle "vieille coque" rapide et puissante qui jadis ramenait à la Criée la pêche des sardiniers qui chalutaient au large dans le Nord Gascogne.

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©Bernavanax

 Grand âge, nous voici. Rendez-vous pris, et de longtemps, avec cette heure de grand sens.

Le soir descend, et nous ramène avec nos prises de haute mer. Nulle dalle familiale où retentisse le pas d'homme. Nulle demeure à la ville ni cour pavée de roses de pierre sous les voûtes sonores.

Il est temps de brûler nos vieilles coques chargées d'algues. La Croix du Sud est sur la Douane ; la frégate-aigle a regagné les îles; l'aigle-harpie est dans la jungle avec le singe et le serpent-devin. Et l'estuaire est immense sous la charge du ciel.

Saint-John Perse
C
hronique, V.

 

lundi, 23 juin 2014

mort d'Hélène

À peine refermés les bouquins de Cadou, quand furent notées les cents et plus occurrences du Bleu dans ses textes, voici que le quotidien local annonce ce matin :

La poétesse Hélène Cadou n'est plus.
Elle venait d'avoir 92 ans.
Elle est partie retrouver son René Guy,
le poète de Louisfert disparu à 31 ans.

Ces soixante-et-un ans d'écart ne sont que datation ratée.   
Entre lui et elle, il n'y a qu'un immense printemps au dernier jour duquel peut-être se sont-ils re-joints — joints à nouveau.

Il s'en était allé le 21 mars, elle n'est plus, le 21 juin. C'est bien l'écart d'un printemps, n'est-ce pas ?

Cette HÉLÈNE du règne végétal.

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Ma mère, très soupçonneuse des poètes que je lisais, m'avait avoué, feuillettant le bouquin de Manoll : « C'est une très belle femme. » Je n'ai jamais avoué à ma mère bien aimée qu'il y avait grande ressemblance de beauté entre Hélène Cadou et elle.

Cette HÉLÈNE du règne végétal.
Qui confiait dans un entretien *


 « Mais écoutez, parce que c'était Cadou ! Il m'a donné la parole, ça c'est une vérité.
C'est extraordinaire de pouvoir dire ça, qu'on rencontre quelqu'un qui vous donne la parole. Je me suis mise à parler, spontanément. Et il avait ce pouvoir là. Il m'a apporté la vie... Il m'a redonné la vie, il m'a donné le jour...Je suis née deux fois.»

Qui écrivait dans Le Livre perdu :

À terme
il suffira d'une buée
D'une petite chose
Poignante

Comme
Un pan d'écharpe
Sur Ton épaule

Pour y loger
Notre amour

Quand la terre
Tombera dans la fosse.

 

Naguère dans un pan de cet immense printemps, lui, Cadou avait écrit à cette HÉLÈNE végétale :

 

Tu étais la présence enfantine des rêves
Tes blanches mains venaient s'épanouir sur mon front

Parfois dans la mansarde où je vivais alors
Une aile brusquement refermait la lumière

J'appelais je disais que vienne enfin la grande
La belle la toujours désirable et comblée

Et j'allais regarder souvent à la fenêtre
Comme si le bonheur devait entrer par là

Ce fut par un matin semblable à tous les autres
Le soleil agitait ses brins de mimosa

Des peuplades d'argent descendaient la rivière
Les enfants avaient mis des bouquets sur le toit

Aussitôt que je vis tes yeux je te voulus
Soumise à mes deux mains tremblantes à mes lèvres

Capable de reprendre à la nuit son butin
De fleurs noires et de vénéneuses caresses

Tout le jour je vis bleu et ne pensai qu'à toi
Tu ruisselais déjà le long de ma poitrine

Sans rien dire je pris rendez-vous dans le ciel
Avec toi pour des promenades éternelles.

17 juin 1943

 

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Longtemps j'ai souhaité maintenir l'énigme de ce ovale féminin esquissé.
Et si c'était bien le visage de cette femme qui s'en est allée l'autre soir, que la terre n'a pas encore recouvert ?

 

 À vous mes ami(e)s, d'ici le prochain printemps.

 

 

 *Entretien avec Luc Vidal dans le film d'Emilien Awada, René Guy Cadou ou les visages de solitude

 

 

 

samedi, 14 décembre 2013

pour saluer Michel Chaillou nantais et fameux entre'bailleur de mots

 

Au hasard de quelques rencontres et de brefs entretiens.

Le démodé, c'est le temps qui s'habille

disait-il à propos d'une belle vieille femme  — L'éloge du démodé n'était pas encore écrit.

 

On est toujours fort de nos incertitudes qui nous ouvrent le large.


 En septembre 2007, il énonçait son projet d'écritures :

J'ai encore dix-sept ouvrages à écrire, j'ai les dix-sept titres, j'ai les dix-sept premières phrases.

 Dont il ne dévoila rien, par crainte de désamorcer ses imaginaires.

 

Le style, c'est le dépôt du temps dans ma langue.


Nous reste à rêvasser sur les entrebaillements de ses dix-sept titres et les jachères ouvertes par ses dix-sept premières phrases.

vendredi, 26 juillet 2013

un sonnet "allongé"

Samain, oublié ? Pas si sûr. Ce poète du Nord, classé chez les Symbolistes, puis rapporté aux Parnassiens pour finir chez les "Décadentistes", a commis dans ses premiers ouvrages — Le jardin de l'Infante, Au flanc du vase — du suranné, quelques mièvreries, des vers trop suaves. Il reconnaissait lui-même l'esthétisme et l'artificiel de « ces fleurs suspectes, miroirs ténébreux, vices rares ».

Il m'apporta bien des plaisirs dans les soirées songeuses de mon adolescence qui faisait de foin de ces critiques sorties des manuels de littérature.

Avec le Chariot d'or, il s'assagit, se simplifie, s'enracine dans sa terre natale. Il pratique le Sonnet ; à certains d'entre eux, il ajoute aux huit vers des quatrains, aux six vers des tercets, un quinzième vers. Avec le sonnet qui suit, et ce sera l'unique fois, il prolonge par un troisième tercet.

Il a abandonné l'ampoulé, le trop joli, il s'achemine dans la gravité des émotions et la sincérité des scènes familières, mais toujours avec un sens aigu de la mélodie de la langue.

Mort trop jeune, il avait quarante-deux ans.
Albert Samain ? Ne pas l'oublier, le relire.

 


 MON ENFANCE CAPTIVE


Mon enfance captive a vécu dans les pierres,
Dans la ville où sans fin, vomissant le charbon,
L'usine en feu dévore un peuple moribond :
Et pour voir des jardins je fermais les paupières...

J'ai grandi, j'ai rêvé d'Orient, de lumières,
De rivages, de fleurs où l'air tiède sent bon,
De cités aux noms d'or, et, seigneur vagabond,
De pavés florentins où traîner des rapières.

Puis je pris en dégoût le carton du décor,
Et maintenant, j'entends en moi l'âme du Nord
Qui chante, et chaque jour j'aime d'un cœur plus fort

Ton air de sainte femme, ô ma terre de Flandre,
Ton peuple grave et droit, ennemi de l'esclandre",
Ta douceur de misère où le cœur se sent prendre,

Tes marais, tes prés verts où rouissent les lins,
Tes bateaux, ton ciel gris où tournent les moulins,
Et cette veuve en noir avec ses orphelins...

Albert Samain
Le Chariot d'or.
Édition du Mercure de France.