jeudi, 20 novembre 2008
Les Négriers - Introduction à « Corsaires et Marins Nantais »
LES NÉGRIERS
Il faut bien l'avouer,— quelque pénible qu'en puisse être l'aveu,— c'est dans la Traite des Nègres, dans le Commerce du bois d'ébène, que Nantes a trouvé la source première de sa prospérité, a développé son esprit d'entreprise et d'initiative, et a puisé sa fortune et celle de ses habitants.
Nous n'avons nullement l'intention de défendre ce trafic, pas plus d'ailleurs que celle de l'attaquer ; la défense en est impossible, quant à l'attaque, elle a été trop copieusement faite pour que l'on puisse lui fournir des armes nouvelles. Nous dirons donc simplement que la Traite des Nègres était légale ; pratiquée par toutes les nations possédant des colonies ; réglementée par les Ordonnances et les Édits ; et, bien plus, ouvertement encouragée par les Rois, qui tantôt accordaient une prime par tête de nègre débarqué aux colonies (arrêt du 27 septembre 1720), et tantôt envoyaient aux Traitants des témoignages non équivoques de leur satisfaction : « Sa Majesté, — voyons-nous dans une Déclaration Royale en date du 11 octobre 1722 et relative au commerce des Nègres, — a vu avec satisfaction les efforts que les négociants de la Ville de Nantes ont fait pour étendre ce commerce autant qu'il était possible...»
L'origine de la Traite des Nègres est des plus simples. Les colonies nouvelles d'Amérique manquaient de bras ; d'autre part, les Blancs ne pouvaient encore supporter leur climat débilitant ; toutes les puissances se tournèrent alors vers l'Afrique, où l'on savait qu'un grand nombre de nègres étaient vendus ou mis à mort à la suite des batailles incessantes que se livraient ces peuplades sauvages.
Puisqu'il existait déjà un marché de nègres, les gouvernements européens songèrent tous à s'y approvisionner de travailleurs ; bien plus, et c'est ce qui explique pourquoi la Traite fut acceptée par tous, les philosophes et les moralistes du temps la déclarèrent bonne et humaine, parce qu'elle arrachait les nègres à la mort, ou du moins substituait un esclavage acceptable à un esclavage épouvantable.
À ces idées s'ajouta celle du prosélytisme religieux ; les nations catholiques y virent un moyen d'arracher à l'erreur une multitude d'êtres humains, et cette préoccupation est constante dans les Ordonnances des Rois, qui prescrivent le baptême pour tous les esclaves importés aux colonies.
Sans doute, l'on ne tarda pas à comprendre toute la fausseté et l'inanité de ces sophismes. La source première de la Traite : les nègres déjà esclaves, les prisonniers de guerre et les condamnés à mort manquèrent bientôt complètement, et c'est alors que les traitants, ou du moins leurs fournisseurs, les petits Rois Africains, organisèrent de véritables chasses à l'homme, des razzias de plus en plus fréquentes, dans lesquelles des villages entiers ; hommes, femmes et enfants, étaient arrachés à la liberté, conduits en troupeaux humains jusque sur les côtes, et parqués pêle-mêle, en attendant qu'un navire d'Europe vienne les emporter à destination des Antilles. Mais, à ce moment, la Traite était tellement entrée dans les mœurs qu'il était impossible de la supprimer ; l'intérêt général des États, l'intérêt particulier des traitants et des armateurs étouffèrent le cri de la conscience, et l'horrible et inhumain commerce du bois d'ébène fut définitivement admis et pratiqué par toutes les nations européennes,
En France, la Traite ne fut réglementée qu'en 1664, lors des Édits royaux suscités par Colbert. Elle fut tantôt monopolisée, c'est-à-dire exclusivement permise à certaines grandes Compagnies de Commerce ; et tantôt libre, c'est-à-dire abandonnée à tous les particuliers sous le contrôle de l'État.
Nantes fut, sans contredit, de tous les ports de France et du monde, celui qui se livra le plus activement à ce commerce. Ce fut Nantes qui défendit le plus énergiquement la Traite chaque fois qu'elle fut menacée ; Nantes qui réclama toujours la liberté de la Traite lorsqu'elle fut monopolisée ; Nantes à qui les rois et les ministres s'adressèrent toujours avant d'en modifier les règlements, prenant rarement une décision avant d'avoir consulté ses députés ; Nantes, enfin, qui refusa le plus longtemps de se soumettre à la suppression de la Traite, et qui posséda peut-être les derniers Négriers.
Cette triste supériorité de Nantes sur les autres ports du royaume s'explique d'ailleurs très aisément. De tous les ports de France, Nantes était de beaucoup celui qui trafiquait le plus avec nos possessions d'Amérique, et qui y avait engagé les plus gros capitaux. II était donc naturel à nos navires, alimentant déjà les Antilles de denrées et de produits manufacturés, de les alimenter également de cette autre marchandise, le bois d'ébène ; comme il était naturel à nos armateurs, souffrant du manque de bras, de songer les premiers à fournir de nègres leurs plantations de cannes à sucre, source la plus importante de leur commerce et de leur richesse,
Les Négriers nantais accomplissaient ce que l'on appelait des voyages circuiteux. Partant de Nantes avec une cargaison de cotonnades voyantes, fusils, perles et poteries fabriquées spécialement pour ce commerce, ils l'échangeaient sur les côtes d'Afrique contre une cargaison de nègres, la transportaient aux Antilles, et en revenaient avec une troisième cargaison, composée le plus souvent de balles de sucre. Ces marchandises ne payaient que la moitié des droits d'entrée dans tous les ports de France, de telle sorte que les armateurs, pour pouvoir soutenir la concurrence, se voyaient forcés, s'ils commerçaient avec les Antilles, de se livrer à la Traite ainsi favorisée par le Pouvoir royal.
Pendant plus d'un demi-siècle, les Négriers nantais débarquèrent annuellement aux colonies de dix à douze mille nègres en moyenne ; et les bénéfices que les armateurs retiraient de ce commerce oscillaient entre 30 et 40 millions. L'unité de nègre, la pièce d'Inde, comme on disait alors, c'est-à-dire un noir de 15 à 30 ans, sain, robuste, bien fait, et qui a toutes ses dents, valait de 600 à 1.000 francs, suivant la provenance, les besoins des colonies et l'époque.
Au commerce du bois d'ébène, les Nantais empruntèrent cet esprit d'initiative, ce goût des aventures qu'ils développèrent ensuite dans la guerre de Course, Souhaitons que ces ressorts d'énergie, appliqués à de plus louables entreprises que la Traite, permettent à Nantes de reprendre le rang qu'elle occupait jadis parmi les ports de France et du monde.
Note du scanneur
Des extraits de cette rubrique et des notes concernant l'esclavage et la traite furent déjà publiés, les 9 et 11 mai 2006, puis le 12 avril 2007 pour la commémoration de l'abolition de l'esclavage. Des commentaires fort pertinents furent ajoutés par Alain et patbdm (accéder à leurs blogues en cliquant dans la rubrique de droite" Les fréquantations")
16:07 Publié dans Les chroniques portuaires | Lien permanent | Commentaires (0)
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