mercredi, 31 octobre 2012
l'École d'Athènes
À six heures du matin, s'emmêlaient avec bonheur la peinture, la philosophie et les Grecs. ÇA s'écoutait avant le lever du jour quand sous les gelées nocturnes se sont fanés les derniers dahlias.
Peut-être connaissez-vous l'histoire de cette fresque : une fois qu'elle a été terminée, Raphaël a rajouté au tout premier plan la figure de Michel-Ange mélancolique sous les traits d'Héraclite. Dès que j'ai su que cette figure avait été rajoutée, je me suis demandé comment Raphaël avait fait pour ajouter un élément central capital sans déséquilibrer la fresque. Personne ne s'est posé la question. Je n'ai eu la réponse qu'à partir du moment où j'ai compris que la structure était mnémonique. Je veux dire qu'à l'intérieur même de la Chambre de la Signature, à la voûte vous avez le principe : la philosophie ; sur les murs vous avez les grands représentants :les philosophes ; dans ces grands représentants vous en avez deux principaux : Platon et Aristote ; Platon est le contemplatif, qui indique le ciel et porte le Timée dans la main gauche ; Aristote est l'actif, qui a la main tendue vers le sol et qui tient sous son bras l'Éthique à Nicomaque. Vous avez Diogène, vautré comme un porc (ou plutôt comme un chien puisque c'est un cynique) sur les marches, aux pieds d'Aristote. Il est donc le «mauvais actif», corollaire du «bon actif» Aristote. Sous Platon vous n'avez rien, car il est incomparable pour un néo-platonicien. Il est le maître même, le Moïse chrétien, comme on l'appelait.
Puis, voyant le chef-d'œuvre de Michel-Ange, la chapelle Sixtine, Raphaël lui rend un hommage ironique en le mettant là où il n'y avait rien dans le système mnémonique, car il n'y avait aucun corollaire comparable à Platon. En revanche, il y avait la place pour l'imago et, du coup, Raphaël met, génialement, Héraclite le contemplatif négatif (tout passe, tout coule, rien ne dure), sous les traits de Michel-Ange en pose de mélancolique, les genoux pliés, le menton sur la main. Il remplissait le lieu qui attendait la figure, mais c'est bien une structure de mémoire : le principe, les grands représentants, et ensuite les corollaires négatifs de l'actif, rien sous Platon et puis corollaire négatif du contemplatif avec Michel-Ange en Héraclite.
Daniel Arasse, Histoires de peintures, France Culture/Denoël, 2004
21:23 Publié dans dans les pas d'Héraclite, Les antiques, les autres... arts | Lien permanent | Commentaires (1)
dimanche, 28 octobre 2012
28 octobre 1967
Ce soir-là, je sors de l'Hôpital Parnet. Je remonte le ravin de la Femme Sauvage. Je chante. Je suis enfin heureux.
Je suis père.
20:01 | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 20 octobre 2012
orphique, biblique
Une nuit de la semaine qui s'achève. Un mitan de cette nuit, une voix qui avoue "son livre de chevet", la Bible, mais reconnait modestement qu'il ne peut écrire ni "orphique"ni "biblique"; et la voix, devinée admirative, de nommer Pierre Emmanuel, Jean-Claude Renard, Jean Grosjean. C'est la voix de Robert Sabatier dont je n'ai jamais lu une seule page et dont sans doute je ne lirai pas, non plus, une seule phrase. Mais les trois cités, je les ai fréquentés dans un temps où je ne m'interrogeais guère sur les dieux — ils avaient été ! — et sur dieu — il était encore !
Au matin je les ai, tous trois réouverts.
Emmanuel et son Tombeau d'Orphée, Renard et sa litanique incantation de Père voici que l'homme, lus dans l'intensité de la douleur, de l'absence irréversible pour l'un, dans la foi fissurée et le doute s'insinuant, pour le second. Toujours en quelque étagère à portée de la main, mais trop peu fréquemment ouverts.
Jean Grosjean, lui, avec son Apocalypse, ses Élégies, son Hiver, ses Parvis, ne m'a plus quitté.
L'eau qui affleure entre les saules invente un abîme d'étoiles. L'espace à y rêver je le déploie et il m'obsède.
Peut-être me parle-t-il à travers ce grand charroi de terre, d'arbres, de fleurs et de fruits, de ces dieux ou de ce dieu qui s'inventeront dans ce chaos où s'enchevêtrent ses mots et ses silences, la chevelure de la femme et l'abondance des pluies.
Orages qui passâtes au loin la nuit sur vos chars de ferraille, vous dispensez après vous des jours d'infinie bruine, et les toits luisants de larmes s'accoudent contre le ciel aveugle.
Un coquelicot crie dans l'orge bleue. Les bourdons, ci et là, plus lourds d'humidité que de pollen. De jeunes pommes ont le ventre qui gonfle. Comme tu te voiles le visage!
Et tout le jour procédèrent de grandes averses, défaisant les gloires d'églantiers, couchant sur le talus la sauge, échevelant les saules du ru. A peine entre le bruissement des robes si le soleil montra son égide.
Dans le soir calmé l'ombre des arbres s'égoutte sur les prêles, un rossignol mouillé bégaie, la plus haute feuille du tremble chuchote. Salut pâles jambes des avoines comme à l'heure où le faucheur affûte.
Marbrures des nuées dans le ciel. La roue montre un instant sur les forêts sa jante rouge. Les majestés égalitaires n'ont plus part qu'à l'étoile trifide.
Ma vue baisse n'était encore quelque ardente onde sous les aulnes. Au loin dialoguent avec la brise voix céleste et cor anglais. Déjà la lune hausse sur le toit sa face balafrée de vapeurs.
La pleine lune sur les arbres, son lait sur la noire giroflée dans une conspiration d'arômes. Telle est la paix exaspérée des rôles, un bonheur hanté par la voyelle de la hulotte.
Ta hanche je la sens nue, prête à tourner, m'appuyant la drupe de ton sein. Derrière tes yeux effrayants l'âme en extase, l'âme qu'on ne détourne plus. Les dieux qui ne sont pas toi passaient.
La Vehme à l'œuvre, Apocalypse
De Jean Grosjean, je maintiens au creux du corps vieillissant comme une incision douce et cruelle :
J'aurais aimé avoir longtemps vingt ans comme un busard qui plane.
17:07 Publié dans les lectures, "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (1)
jeudi, 18 octobre 2012
pour le 17 octobre 1961
Merci à ces messieurs de la Ve République de ces jours-ci.
Il n'est jamais trop tard pour reconnaître l'atrocité des conneries d'un service d'ordre commandé par un plus que "chelou" préfet de police. Et si ce n'est pas injurier les flics de cette époque, il est vrai que la mémoire du président d'alors voit s'ensanglanter un peu plus largement encore les taches de son vêtement de gloire.
Mais ce n'était que "problèmes d'intendance", n'est-ce pas !
12:59 Publié dans les civiques | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 14 octobre 2012
la pulpe des pommes écrasées
Ce matin, les mains dans la râpe extrêmement odorante des pommes, des "draps d'or", qu'ici en gallo, on nomme aussi pommes de Chailleux. Pluie à verse au dehors du pressoir. Et ce sont des bribes automnales de poèmes de Cadou qui me reviennent... toujours les mêmes, lancinantes et douces au bord du cliché, inépuisabes cependant qui suivent le geste de mes mains aplanissant la râpe, comblant les angles et refermant les jutes sous la presse encore haute qui, bientôt descendue, va extraire le jus mordoré.
Cadou, depuis avant-hier déjà relu dans la belle revue 303 qu'a édité la Région en 2009, et qui cette fois rappelle Cadou, Bérimont et l'École de Rochefort : je scanne pour Nicléane quelques portraits qui illustrent la revue, croqués par Guy Bigot, Roger Toulouse, Jean Jégoudez, les amis de Cadou.
Et revient "l'habituel" portrait de Cadou par lui-même, que je retrouve à tout bout de champ dans les plaquettes, les dépliants, les revues, mais si souvent amputé de cette esquisse féminine qui livre seulement l'ovale d'un visage et la sensualité d'une chevelure reliée à celle même de Cadou. Le dessin serait daté du 19/9/48.
Cette esquisse féminine ? Comme une énigme.
Sans t'avoir jamais vue
Je t'appelais déjà
Chaque feuille en tombant
Me rappelait ton pas
La vague qui s'ouvrait
Recréait ton visage
Et tu étais l'auberge
Aux portes des villages
La vie rêvée, 1943.
18:49 Publié dans Cadou toujours | Lien permanent | Commentaires (1)
vendredi, 12 octobre 2012
de retour
Les contreforts du Mondarrain et de l'Artzamendi qui dominent Itxassu sont plutôt démunis en wifi.
La lassitude d'une cure trop matinale et la paresse aidant, voilà pourquoi même le huitième anniversaire du blogue de "grapheus tis" n'a pas vu la trace de la moindre note et un silence débordant largement la durée du mois.
Mais en Pays Basque, les lectures y furent, cependant, rares et fécondes.
Quelques vers de Francis Jammes :
Le coteau est comme un sang noir et, du haut,
les montagnes nagent au ciel doux, simple et beau.
De l'autre côté des coteaux sont les villages
doux qui dorment au soleil comme des haches.
Là, il y a des tonnelles tristes au vieux jardin
où les poules grattent près des buis, des ricins.
La tonnelle en lauriers luisants est verte et noire.
Il y a un banc, au fond, en bois couleur de soir,
et qui est un peu humide, à cause de l'ombre,
même l'été quand le soleil est en bleu plomb.
Viens-y ! L'après-midi sera luisant.
Caügt...1895
De l'Angelus de l'aube à l'Angelus du soir
De François Bon, trois ou quatre autobiographies d'objets qui m'ont renvoyé avec délices et toute une cohorte d'humains côtoyés à quelques soixante années de moins : Le Toumelin, "mon" navigateur solitaire, la lessiveuse de ma grand'mère Gilais, "mon" Olympia, la première machine à écrire, mon premier Kodak Rétinette et ses diapos, le transistor d'Aïn N'Sour ! Déjà, quand l'homme du "tiers livre" rédigeait ses billets, il sollicitait les commentaires — et je ne m'en suis pas privé, — mais avec ce livre, l'invite à l'écriture se fait insistante.
« Comment croire que soi-même on provienne d'un tel monde ? »
Et puis, Pascale étant de passage, elle m'offre, sorti de la "librairie" de l'ami Étienne, un mince bouquin que je n'aurais jamais dû rater en 1984, tant j'étais en quête de ces informations et de cette analyse depuis mon retour en France, La guerre commence en Algérie de Mohammed Harbi.
Le mouvement de libération nationale n'était pas monolithique. A l'image des groupes sociaux, les familles politiques qui le composaient étaient dans des rapports conflictuels. Chacune d'elles, réformiste ou radicale, se présentait comme la détentrice par excellence de la vérité et recourait plus volontiers à l'exclusion qu'à la discussion. Toutes appartenaient cependant au camp anticolonialiste. Les affinités entre elles étaient nombreuses et le passage d'une organisation à l'autre courante... Les forces sociales emprisonnées ont été seulement contraintes de déguiser leurs actes.
...j'ai mis l'accent sur les données structurelles qui ont nourri les aspirations et façonné les mentalités. Sans une telle optique, il serait difficile de saisir pourquoi des hommes dont la résistance force l'admiration n'ont pas su devenir des hommes libres.
Les écritures ne furent que le laborieux et quasi monastique travail de remise du "blogue à l'endroit". J'achève à peine l'an 2006. Je ne cache point un certain plaisir à la relecture qu'oblige ce retour : ne fut-ce que parce, très involontairement, au fil de ces huit ans, c'est le projet de mon autobiographie de lecteur — modeste — qui s'écrit.
Vains dieux, au delà de ce mois de silence, je persiste en ce sillon en m'imposant plus grande assiduité.
À propos de dieux, parmi les recensions du Monde des Livres, un bouquin rare, bref, que je ressens hors-frontières : Il y a des dieux* de Frédérique Ildefonse.
Le philosophe chroniqueur du Monde, R.P. Droit, joue au chroniqueur philosophe de Libération avec un titre à la "Libé" : Trop poly pour être mono. Mais, c'est vrai où sont-ils donc passés, ces dieux.
Sans doute y en a-t-il encore dans les latrines d'Héraclite** ?
Voilà où mènent huit ans de brinquebales à travers les écrans et le papier. Aux dieux qui, c'est une évidence, n'existent pas, aux "chiottes" d'un Grec obscur, à une vieille lessiveuse et encore, et encore, à des mots, des mots, des mots.
* Aux Presses Universitaires de France, octobre 2012.
** Possible de relire ma note du 8 février 2008 sur les visiteurs d'Héraclite
12:01 Publié dans la guerre, Les blogues, les lectures | Lien permanent | Commentaires (0)