mercredi, 18 juin 2008
retour à Essénine
Ces temps-ci, il y a quelque activité dans les commentaires autour de ma note sur Sergueï Essénine, le 17 octobre 2005 ; il est vrai que Google répertorie grapheus tis en première page entre Wikipédia et Poézibao.
Je ne me fais aucune illusion sur la notoriété de mon blogue ; cette fréquentation, assidue — quand je consulte les mots-clés utilisés par mes visiteurs — et souvent chaleureuse, n’est due qu’à la rareté des écrits en langue française sur le poète russe. Et puis je ne faisais en cette note que rendre compte de ma fréquentation régulière d’un vieux bouquin (1959) de chez Seghers.
Je ne suis guère, ces jours, constant dans l’écriture du blogue. Les Rencontres du Fleuve et la préparation des petites errances marines de l’été, les expositions qui bouclent les activités annuelles des ateliers fréquentés par Nicléane et les soins exigés par un jardin qui jusqu’alors n’avait guère été aussi “cultivé” accaparent en le fatiguant légèrement le bonhomme qui rechigne au clavier du soir.
Mais ces deux ou trois commentaires sur la note d’Essénine m’incitent à remercier ces visiteurs en rendant doublement hommage et à René Guy Cadou qui m’amena au poète russe et à Essénine lui-même, en publiant l’intégrale de l’Ode à Serge Essénine que l’instituteur et poète nantais écrivit en 1949.
L’Ode est sans doute un peu longue pour une lecture sur blogue, bien au-delà des deux “écrans” que j’estime être le possible de lisibilité.
À dérouler le “volumen” vertical, donc, lentement au rythme nostalgique des quatrains.
Il y a tant d’affinités entre ces deux-là dans la sensualité des campagnes, le goût des boissons fortes et l’amitié des bêtes.
Ode à Serge Essénine
Qui se souvient des journaux de 1925 ?
Une feuille égarée fait rage dans la cour
Et l'automne l'automne démantelle les tours
Le poète Essénine s'est tué
À cinq ans j'appris à lire
Avec maman dans le journal
Oh sûrement j'ai lu mon Serge
L'annonce de ta mort brutale
Un soir de lampes à pétrole
Et de tableaux mal effacés
Là-bas dans la petite école
A la limite du passé !
Mon fils sera — noblesse oblige !
Instituteur dans un hameau
Qui reconnaît pas dans la neige
Saura dénouer liens du cerveau !
Ainsi parlait Père Essénine
Dans la Russie de Nicolas
Ignorant certes que Pouchkine
Sur son cheval menait son gars
À travers nuit gel et villages
Et dans le temps cerclé de fer
Vers un château de sept étages
Sous les mélèzes de l'enfer !
J'ai vécu comme toi parmi les hordes villageoises
Ô Serge et j'ai bien écouté
Les chiens qui boivent dans l'écuelle de la lune
À l'odeur d'églantine et de menthe coupée
Je t’apporte un printemps tout neuf ô mon Poète
Et tel que n'en connut la ferme de Riazan
Alors que ceint de cuir tu promenais tes bêtes
Le long d'un abreuvoir de lumière et de sang
Ah ! dis bonjour à cousin Serge cheval triste
Par ton amour au moins qu'il soit récompensé
D'avoir osé prétendre à la flamme des lys
Quand le jour s'est éteint sur des poissons séchés !
L'Impératrice a beau sourire il faut qu'il chante
L'étable de famille et le monde écrasé
Sa tristesse d'enfant ses cheveux pleins de lentes
Alors que la nature est si belle à côté
Essénine Augustin ! le Serge du Grand Meaulnes
Lorsqu'il eut parcouru mille lieues avec toi
La bride sur le cou de son cheval fantôme
Se retrouva plus seul et plus pauvre à la fois
Mais là-bas quelque part en la Russie du rêve
Dans les salles du temps préparées pour un bal
Tu te dresses soudain et tu brises les verres
Comme un voyou d'enfant jette en passant des pierres
Un soir de nostalgie dans les vitraux du lac
Et tu ris sans cesser de pleurer sur toi-même
Voleur d'un astre d'or par le brouillard volé
Qui traînes tout au long des nuits et des semaines
Le regret d'un pays et d'un cœur embaumé
Maints crapauds chantent sous la lune
On dirait un piano cassé
Un morceau de songe qui flotte
Au bord d'un ciel tout rapiécé
Père Essénine pense à Serge
Quand il était encor gamin
Entortillé de bonne serge
Que mère tailla de sa main
Où est-il ce pauvret bizarre
Qui délaissant bœuf et cheval
S'agenouillait au bord des mares
Comme un atteint du cérébral ?
Les uns disent qu'il se promène
Dans la grand'ville en chapeau rond
Avec des femmes pas honnêtes
Qui lui auront tripe et rognons !
Mais Serge a mal de vivre ainsi Le grand poète
Se souvient de la ferme adorée et du prêtre
Qui officiait tous les dimanches au hameau
Où son passé est frais comme un cœur de bouleau
II est ivre il a pris un fiacre sans un sou
II se sent l'âme négligée et dans la chambre
Titubant de douleur il se jette à genoux
Devant l'icône pâle et le bougeoir à branches
« Mon Dieu ! Mon bon copain ! Petit Père ! Ô mon Dieu !
Quelle nuit ! Quelle nuit ! Je meurs si je m'accuse
Ferme sur mon présent l'herbe bleue de tes yeux
Je suis damné ! Mais si tu crois que je m'amuse !
Rengagé du destin dans la gare du doute
Sur la banquette étroite et glacée du matin
J'attends de voir paraître au détour de la route
Comme un ballon de rhum la lanterne du train
J'arrive dans le jeu de quilles du village
Ah ! pauvre pauvre chien ! Tel qui songe à des os
Trouve un croûton de lune amère qui surnage
Sur la coupe d'un ciel immanquablement beau
II a neigé durant trois ans
Sur le visage de ma mère
Et ses cheveux sont aussi blancs
Que les cailloux du cimetière
Ayez pitié d'un faux aveugle
Qui délaissant mère et maison
S'en est allé veule et tout seul
Frapper à l'huis des horizons
J'ai connu Moscou la cruelle
Et les matins en troïka
Lampe à gaz ne vaut point chandelle
Quand elle brûle tout là-bas
Au bord du monde entre deux saules
Et que dans l'aube pour mourir
Elle se penche sur l'épaule
D'un enfant en mal de dormir !
Adieu charmante Isadora
Qui dansait comme on tord un linge
Serge mort tu le danseras
Devant un parterre de singes
Tu diras à l'Américain
Pourvoyeur de destins illustres
Que j'ai soufflé un beau matin
Les vingt-neuf bougies de mon lustre
Que je suis mort d'avoir aimé
La beauté mon pays natal
Pauvre homme d'ange fourvoyé
Parmi les enfants de la balle ! »
VIII, 1949
in Hélène ou le règne végétal (1960)
Post-scriptum :
Le lundi 26 mai de cette année, ARTE a diffusé un documentaire sur le dernier (?) grand amour de Essénine : Isadora Duncan : je n'ai fait que danser ma vie. En fin d'émission, une trop brève allusion à la passion de la chorégraphe et et du poète.
13:56 Publié dans Cadou toujours, "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Quelle bonne idée de parler d'Essénine et encore plus de le faire à travers un poème de RG CADOU !
cordialement
alainB
Écrit par : alain barré | jeudi, 19 juin 2008
Les commentaires sont fermés.