lundi, 07 janvier 2008
Pierre Jean JOUVE
À l’ouverture, l’anthologie de Cadou
Jouve ! c’est mieux que Monsieur Nietzsche
Une effraie étudiant la niche
"A", l’amoureuse du temps de guerre, plus tard délaissée, me parle de ce poète qui côtoie les parages de la psychanalyse... J’ai longtemps été ignorant de cette démarche. Aujourd’hui encore, je n’en saisis pas clairement les entrelacs.
Mais le ton unique, étrange, de Jouve va d’emblée me séduire : le sang, la chevelure, le sexe s’affirment aux premières lectures.
La mort surgira, trop réelle, plus tard.
La couverture est de sang et Cadou n’a point tort : le crâne chauve les grandes lunettes rondes donnent au visage de Jouve un caractère d’oiseau nocturne.
La présentation est de René Micha ; il n’est pas très facile de situer la qualité du rédacteur, la collection Seghers n’ayant pas pour usage de livrer les compétences de l’auteur qui légitimerait son autorité près du lecteur.
Micha a rencontré Jouve dans les années 1940 ; ils ont passé quelques semaines ensemble à Dieulefit, entre Dauphiné et Provence, où réside alors le poète. L’étude est publiée en 1956, Jouve meurt en 1976.
René Micha participera avec Jean Starobinski et Catherine Jouve à l’édition de l’Œuvre complet de Jouve en 1987. L’on peut être assuré que cette proximité avec l’homme et ses écrits est garante de la connaissance. Que Jouve ait confié son manuscrit des Beaux Masques à Micha y ajoute encore.
Dans la partie VII qui clôt l’étude, Micha précise bien sa démarche critique :
« Sans sacrifier tout à fait à la chronologie des œuvres ou à la courbe personnelle d’une vie, je me suis efforcé de fixer l’ouvrage de Jouve par les nœuds d’une existence en quelque sorte idéale : convaincu que le visage poétique coïncide avec l’être essentiel, le témoignage avec le temps. »
Nous voici conviés à la traversée oppressante de chambres aux tentures de sang, aux féminines odeurs, que hantent des jeunes femmes exsangues et demi nues, au regard halluciné et qui portent trop souvent leur main à la fourche velue de leur entre-cuisses. Elles ont hanches larges et seins menus.
Les paysages sont aigus, arides et bleus. Le soleil a des éclats brutaux qui lacèrent l’âme. Il est des nuages rouges qui passent dans l’esprit des hommes
Je cherche un homme-tombeau. Je ne lui dirai d’ailleurs qu’un petit morceau de l’histoire. Voulez-vous être cet homme-là ?
C’est Paulina, c’est Baladine, c’est Catherine, longtemps Catherine, le temps de quatre romans, c’est brièvement Marie, c’est Dorothée qui devient Gravida, c’est enfin Hélène, Hélène de Sannis, « Hélène chevelue, Hélène tremblante, Hélène panique ».
Elle me dit à la tombée de la nuit :
« Viens ce soir, et je me donnerai à toi cette fois. »
Tout était préparé, comme la première nuit, dans une atmopshère de fête éclatante. C’était elle qui m’attendait lorsque j’entrai sous la lumière des bougies. Les bougies étaient nombreuses.
Le costume d’Hélène était autre. Elle portait une grande robe de soie à manches de couleur claire qui s’ouvrait par devant sur son corps; La robe légère tombait comme un péplum. Mais aux pieds elle avait toujours les souliers dorés. J’étais confus de ne pas la retrouver pareille. De la sentit plus grandiose. Je m’agenoullai contre elle et je posais ma tête à la hauteur de son ventre.
Quand je pense à ce mouvement et à la durée qu’il eut.
Notre fureur commençait.
Micha ne s’attardera pas à la période post-symboliste et unanimiste de Jouve — avant 1925 — qui d’ailleurs rejettera tous les écrits datant de ces années. Ceux-ci ne seront à nouveau publiés dans l’Œuvre qu’en 1986, Jouve étant mort depuis dix ans.
La lumière pluvieuse déflore
le silence beau de ta chair bleue
plus qu’emplie des innombrables yeux
sur le ventre des crotales d’or.
Il monte en nos étoffes nubiles
un verre terreux de son désir
pâle d’ogive translucide.
L’Avril
C’est très symboliste et ça sent son Vielé-Griffin, son René Ghil, son Francis Jammes. Il y aurait même, s’ajoutant à celle de Romain Roland, une influence de Walt Whitman.
Je suis né à proximité de ces canaux et de ces nuages,
De ces bourgs au rues parfaitement peintes ;
Je porte dans mon cœur rues, blés mouvants et dunes.
J’ai l’esprit conforme à ces plaines sans défaut ;
— Rien que des toits éclatants çà et là, un vent fort,
Une pensée raisonneuse pour la terre infinie.—
J’éprouve le désir des arbres vers la mer,
J’ai le doute et le scrupule des canaux,
Mon affection n’a de repos que sur le clair horizon.
Vous êtes des hommes
Micha évoque brièvement la crise intellectuelle et religieuse, entre 1922 et 1925, qui porte Jouve à renier ses écrits antérieurs et jusqu’à ses relations littéraires. Dans “En miroir, journal sans date”, celui-ci écrit :
« Il fallait tout changer, sentais-je, il fallait tout recommencer. Tout devait être refondu, comme la vie même reprenait, dans un rigoureux isolement ; avec un seul principe directeur : inventer sa propre vérité... J’étais orienté vers deux objectifs fixes : d’abord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant..., et trouver dans l’acte poétique une perspective religieuse — seule réponse au néant du temps.»
Il revient à ses premiers initiateurs : Baudelaire, Nerval : il lit François d’Assise, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, plus tard Jean de la Croix. Il rencontre la psychanalyse. Les Alpes italo-suises sont en toile de fond : Carona, le lac de Lugano.
Micha articule les quarante pages qui vont suivre (sur un total de quatre-vingt quatorze) sur ce qu’il appelle les cycles romanesques que Jouve va entreprendre , dix ans durant, de 1925 à 1935, cycles soutendus par autant de recueils poétiques.
« Lorsque j’abordais le genre roman, je ne voulais rien moins que le roman “poétique”.»
Le cycle de Paulina : avec les romans Paulina 1880, Le Monde Désert, et les recueils poétiques Les Noces, Le Paradis perdu.
Paulina Pandolfini , femme dans Paulina 1880:
J’avais les cheveux d’un noir bleu, la taille souple, mes seins étaient déjà formés à douze ans , mais j’étais pure comme l’eau.
Jacques de Todi, homme dans le Monde Désert :
Départ splendide de Jacques de Todi, santé absolue, pour la Bella Tola à 6 heures du matin en hiver, sur ses skis, presque nu... Je suis jeune. Je suis glorieux. Je pars.
Le cycle de Catherine : avec les romans Hécate et Vagadu.
Catherine Crachat, femme-garçon, sainte et démone :
Je crois que je vous la raconterai mon histoire. Mais d’abord — j’ai dit que j’étais très belle. Je sais que c'est vrai. Je suis belle par profession. Vous ne me le répétez pas car j'en ai les oreilles cassées. La beauté c'est une autre misère que l'on porte. Quand on l'a avec un certain esprit, on est malheureuse. Je voudrais devoir ma vie et ma position à autre chose. La phrase qui me déclare que je suis belle m'offense vraiment. « J'ai les yeux noirs très sensibles, l'ovale plein et régulier, une bouche merveilleuse, des cheveux sombres avec des reflets d'acier, ils peuvent être mousseux, ils peuvent prendre des écailles, ou coller à la tête; je suis la nouvelle beauté entre femme et homme, par excellence photogénique... etc. » On vend mes portraits en cartes-postales. Et je porte aussi mon nom, que je n'ai pas voulu changer, que j'ai seulement effacé derrière le prénom, pour l'écran. Catharina. C'est mauvais goût, romantique. J'ai une égale horreur pour mon nom et pour mon portrait. Il faut supporter les deux.
Je cherche un homme-tombeau. Je ne lui dirai d'ailleurs qu'un petit morceau de l'histoire. Voulez-
vous être cet homme-là ?
Le cycle d’Hélène : avec les proses d’Histoires Sanglantes et de la Scène Capitale et les poèmes de Sueur de Sang et de Matière Céleste.
Hélène, mère-amante, Léonide, amant-fils.
La chambre était bleue et vide. Elle resplendissait de la lumière particulière des bougies.
L'état d'attente dans lequel je me trouvais, je le comparerai volontiers à l'état d'une matinée d'été. Tout ce qui fait la force de l'homme arrivait à moi mais c'était la fraîcheur avec l'espérance. Mon désir si longtemps travaillé et éprouvé, je ne le sentais plus qu'à peine, tant la joie, véritablement pubère, de l'attendre, occupait mon esprit, me couvrait de ses ailes. Le plus beau ce fut lorsque je pus penser « je suis à toi » et me dédier à cette femme, qui allait apparaître par la petite porte du boudoir. Je fixais cette porte, je la voyais trembler avant de s'ouvrir. Un rai de lumière se voyait en dessous. Dans la chambre le grand lit bleu sombre n'était pas préparé pour la nuit, il était toujours bleu sombre et couleur de profonde
volupté. Les lumières contrariées les unes par les autres faisaient une clarté sans ombre et je me souvenais qu'il n'est rien de si doux à la peau que la clarté des bougies. Rapidement, je me déshabillais.
Hélène ouvrit la porte...
Les romans de Jouve aux chapitres brefs s’écartent des romans de son époque ; aujourd’hui encore, ils paraissent uniques, sous haute tension ; le matériau corporel, célébré dans les poèmes, est repris comme emblème dans les proses : l’Œil, la Bouche, la Chevelure.
Dans les uns et les autres : l’érotique et la mort. Et le sacré qui rôde !
Dans un quatrième cycle “Catastrophe et Liberté”, les grandes proses romanesques sont achevées, place aux poèmes, aux essais et aux traductions.
C’est la Seconde guerre mondiale. Jouve se réfugie à Dieulefit, souhaite passer en Angleterre, mais il manque de “tous les moyens d’habileté, d’hardiesse et d’argent " ; il s’exile, quatre ans durant à Genève.
Il y écrira La Vierge de Paris :
« La lutte de la Poésie contre la catastrophe qu’elle incarne, dont elle fait son profit, c’est une lutte pour les valeurs immuables : en premier lieu l’être, la durée de la nation et de la langue ; en second lieu, l’idée de la nation, qui est pour nous Français : la Liberté. »
René Micha est assez peu disert sur l’engagement politique de Jouve et sur ses liens avec De Gaulle. Jouve, à l’instar de ce dernier, aurait souhaité concilier
ce qu’il pensait être l’essence française : l’esprit des Croisades et l’esprit des Révolutions (des volontaires de l’An II aux morts de la Commune). C’est à mille lieues de Déroulède, même quand il célèbre la soie du bleu/blanc/rouge ; éloigné aussi du lyrisme patriotique de la Diane française d’un Aragon :
L'esprit du cœur de division
A soufflé sur les opéras et les cathédrales
Sur les hautes rues dans les vieilles masures
Les monts déserts les plus sinistres marécages ;
L'esprit de misère a terrassé l'enfant
A vidé l'homme et fait pleurer l'épouse
L'esprit de honte a tordu le cœur des amants
Qui cherchent dans l'ombre des armes
Mais l'esprit de chagrin les a soudés ensemble
Comme les bois sous le vent pauvre
L'espoir leur a rendu la chair, nouvelles mains
Pour se tenir s'unir écorchés mais humains
Nouvelles mains pour chérir la guerre
Ne plus faire une économie de la mort
Et tous ressuscites par le martyre
Ecorcher comme il le faut la terre !
Le bois des pauvres
Les derniers recueils, Diadème, Mélodrame, Moires reprendront dans l’apaisement les thèmes familiers : le Christ, le sang, le nada, la mort, l’aimée, les aimées.
Dans la tension raffinée entre sexe et sacré, Jouve continue son histoire d'amour et de mort.
Grande et nue un instant après
Avoir dégagé les deux cuisses
Du petit pantalon serré
Un tour sur ses bas de rose
La hanche au centuron brodé
Provocante elle attende la chose
Deux seins belles poires belles et bistres
Épaules à porter des bras
Superbes mais surtout le bas
Ventre avançant l’énorme touffe
Forte et noire comme un péché
Que l’adoration étouffe.
Lulu II, in Moires
Toutes vous êtes je vous revois
Toutes chargées de moi et moi
Des sexes, des rires, des ombres
Des cheveux des dents et des lombes
La parole de salive et le nuage des beaux yeux
Le passage odorant du beau navire
La larme des enfants
Le gouffre de la chair rose et la prière
La pensée et le bout des doigts et les seins
Et la fautive crétaure ou genre humain
Toutes je vous ai dans un rêve
.......................................................................
Et celle-là la Morte avec de très grands yeux
De très grands cœurs et de plus longs cheveux
Poussés depuis qu'elle est allongée à son ombre
De très hautes douceurs ô divin du temps sombre
La Morte dit : animal des amours
Messager de l’humeur ah je comprends le cours
De mon voyage enfin de fantômes en formes
Et de chair en azur, faute en miséricorde ;
Messager d'un Amour que j'ai rêvé de voir
(Criminelle douceur et pauvreté jolie)
Je reconnais ton œil ineffable du soir
Je joins les impossibles de toute ma vie
Tu es le Christ : ô bien-aimé sur les collines
C'était toi déguisé en eux pour ma survie
Aurora, in Génie
Dans le dernier chapitre, est évoqué le traducteur de Shakespeare, ; ne sont que mentionnés : Hölderlin et Gongora.
L'essai s'achève sur les rapports de Jouve avec l'opéra. Avant et après guerre, il fut un spectateur assidu de Salzbourg et Aix-en-Provence. Au Wozzeck de Berg et surtout au Don Juan de Mozart, Jouve consacrera deux essais.
...De la polyphonie de Mozart, il apparaît que la substance soit en acier. Quelque chose d'extrêmement dur, et ployant, dans une douceur parfaite. Tristes, cruelles, souriantes, ce sont les explosions d'une matière dure ; on ne saurait trop insister sur ce point. La rupture est la loi de cet art d'harmonie suprême. Que manifeste une musique si essentiellement Musique ? La lutte de l'âme contre l'âme, de l'affect contre l'affect, la division déchirante, la blessure, la déchirante unité, puis la divine unité. L'unité ne s'obtient qu'en recouvrant la rupture incessante.Le Don Juan de Mozart
Et puisque nous sommes parvenus à Mozart, revenons aux poèmes du recommencement de Jouve, à
Noces et ce dernier texte, l'Ave Verum, ce motet si bref que Mozart mis en musique qui clôt de manière poignante et pourtant pacifiée cette approche de Jouve.
Lorsque couchés sur le lit tiède de la mort
Tous les bijoux ôtés avec les œuvres
Tous les paysages décomposés
Tous les ciels noirs et tous les livres brûlés
Enfin nous approcherons avec majesté de nous-mêmes
Quand nous rejetterons les fleurs finales
Et les étoiles seront expliquées parmi notre âme,
Souris alors et donne un sourire de ton corps
Permets que nous te goûtions d'abord le jour de la mort
Qui est un grand jour de calme d'épousés,
Le monde heureux, les fils réconciliés.Ave verum
Post-scriptum :
Pierre Jean Jouve en “ poche”
Romans
* Paulina 1880, livre de poche, 1964, Folio, 1974.
* Le Monde désert, livre de poche, 1968, L'Imaginaire, Gallimard, 1992.
* Aventure de Catherine Crachat I, Hécate, Folio, 1972.
* Aventure de Catherine Crachat II, Vagadu, Folio, 1989.
* La Scène capitale, L'Imaginaire, Gallimard,1982
Poésies
*Les Noces, suivi de Sueur de Sang, Préface de Jean Starobinski, poésie/Gallimard, 1966.
* Diadème, suivi de Mélodrame, Poésie/Gallimard,1970; nouvelle éd. 2006.
* Dans les Années profondes - Matière céleste - Proses, Présentation de Jerôme Thélot, Poésie/Gallimard, 1995.
Essais
* En miroir, 10/18, 1972.
pour prolonger René Micha
Pierre Jean JOUVE, l'homme grave, de Franck Venaille, JeanMichel Place/Poésie, 2004.
Sur la Toile
• Sur le site Wikipédia, une fiche Jouve très complète.
• Un site Pierre Jean JOUVE, par Béatrice Bonhomme qui coordonne le colloque ci-dessous.
• Une annonce d'un colloque Jouve qui s'est déroulé en août 2077, à Cerisy. (Bibliographie très complète). Il nous faut attendre les actes du colloque.
• Sur Paulina 1880, le site Terres de Femmes, d'Angèle Paoli.
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