dimanche, 17 décembre 2006
quelques matins tristes et ...un rêve inabouti
Il ne faudrait point penser qu’après avoir égratigné un magazine littéraire, j’en célébrerais un autre. Non, je ne suis pas un abonné fervent du Magazine littéraire. J’y ai souvent trouvé ce que je me nomme une critique vaine, qui tourne à vide, qui ne me “cause” guère.
Néanmoins, il m’est souvent venu de l’acheter pour un dossier, un thème, un écrivain, parce qu’il allait m’être proposé une bonne bibliographie, une iconographie inédite, un entretien, qui allaient m’entraîner vers la rue de la Fosse ou la place du Bon Pasteur pour y vider ma bourse — dernier vécu en date, à propos de Cees Nooteboom.
Hier, un peu par hasard, je tombe donc sur le numéro anniversaire du mensuel quadragénaire — à vilaine couverture dorée —.
Quarante ans de littérature ! Donc au moins, quarante tout autant, pour le lecteur en son jardin ; sur presque soixante-dix ans — même si la lecture et les bébés n’était pas encore une pédagogie "puériculturelle" à la mode, c’est un bon bail.
Je me suis surpris à en prendre la lecture à rebours, une fichue et mince colonne bleuâtre, courant tout au long des cent trente pages, m’ayant foutu le bourdon.
Parce que ça ressemble à la rubrique nécrologique qu’un lecteur fidèle peut tenir quand au fil des jours, des semaines, des mois, des années, de ses horizons langagiers, disparaissent des noms, des visages, et au-delà des phrases, des chapitres, des titres.
J’ai bien écris “horizons langagiers” et non littéraires ; parce que un matin ou par radio ou par journal, j’ai appris la mort de telle ou de tel, c’est la tristesse profonde causée par la fin d’un vrai corps qui ne sera jamais plus, au-delà de ce mince objet sur l’étagère ou la table, vivant.
Perte irrémédiable d’un élargissement de la langue — de “ma” langue, d’une possible effervescence des mots et des idées que même la publication d’ouvrages posthumes n’atténuera point.
Ce n’est sans doute pas très gai, quoique ça m’incite à de folles relectures, mais ça donne ceci :
2006 - le 10 avril, meurt Jean Grosjean,
2005 - le 17 septembre, meurt Jacques Lacarrière,
le 6 juillet, Claude Simon,
2004 - le 28 décembre, meurt Susan Sontag,
2003 - le 11 décembre, meurt Ahmadou Kourouma,
2001 - le 20 décembre, meurt Senghor,
1997 - le 6 août, meurt Guillevic,
le 2 août, William Burroughs,
le 6 avril, Allen Ginsberg,
1994 - le 2 mai, meurt Louis Calaferte,
1991 - le 13 décembre, meurt André Pieyre de Mandiargue,
le 2 janvier, Edmond Jabès,
1990 - le 30 septembre, meurt Michel Leiris,
1988 - le 6 août, meurt Francis Ponge,
le 19 février, meurt RENÉ CHAR,
1987 - le 17 décembre, meurt Marguerite Yourcenar,
1986 - le 14 juillet, meurt JORGE LUIS BORGES,
le 14 avril, Simone de Beauvoir,
1984 - le 19 octobre, meurt HENRI MICHAUX,
1982 - le 24 décembre, meurt Louis Aragon,
1981 - le 4 octobre, meurt Albert Cohen,
1980 - le 14 octobre, meurt Louis Guilloux,
le 7 juin, Henry Miller,
1977 - le 11 avril, meurt Jacques Prévert,
le 14 janvier Anaïs Nin,
1976 - le 8 janvier, meurt PIERRE JEAN JOUVE,
1975 - le 20 septembre, meurt SAINT-JOHN PERSE,
1970 - le 9 octobre, meurt JEAN GIONO.
Trois grands — pour moi — oubliés :
1998 - le 17 février, meurt NICOLAS BOUVIER,
1989 - le 28 octobre, meurt KATEB YACINE,
1984 - le 29 décembre, meurt José Corti, l'Éditeur.
Par delà ce cénotaphe, au cœur de ce Magazine à la laide dorure, il est aussi du VIVANT. Bien vivant et paisible, un aïeul, un très grand aïeul, de quatre-vingt dix-sept ans qui marche le long des rives de Loire, évoque, justement, dans un entretien, un de ces horizons langagiers qui aurait pu s’ouvrir, mais qu’il avoue avoir laissé dans une impasse : La Route.
C’est l’un des trois textes du recueil de Julien GRACQ, La Presqu’île* ; ce titre évoquant le récit central d’une attente amoureuse, parcours géographique d’une presqu’île guérandaise qui m’est bien familière, où l’art de la toponymie et la précision des atmosphères sonores aiguisent à l’extrême la tension érotique de l’amant qui “meuble” la vacuité des heures :
...le gong lointain d’une casserole heurtée, passant par une porte ouverte — l’épais froissement de roseaux d’une toue invisible, le râclement mou, étouffé, de la proue plate glissant pour l’accostage sur la vase de la berge, et le bruit final de bois heurté de la gaffe reposée sur les planches, pareil au verrou tiré sur la journée finie.
Cette Presqu’île et un Roi Cophétua, qui inspira à André Delvaux ce “Rendez-vous à Bray” que j’aimerais tant revoir pour la nue beauté d’Anna Karina, sont donc précédés par un premier texte, La Route, que Gracq avoue être comme le vestige unique d’un livre mort parce qu’il n’avait “pas choisi, pour l’attaquer le ton juste...”
Et pourtant quelle fascination dans cet incipit qui annonçait un immense western, une épopée à la Tolkien ou à la ...Homère.
Dommage, dommage, Julien Gracq — je me permets de m’adresser à vous qui êtes bien vivant et qui marchez le long de notre fleuve commun — dommage que vous ayez décidé que “le sujet ne (vous) tenait pas assez à cœur”. Notre horizon en eût été tellement plus riche.
La première ligne :
Ce fut, si je m’en souviens bien, dix jours après avoir franchi la Crête que nous atteignîmes l’entrée du Perré ; l’étroit chemin pavé qui conduisait sur des centaines de lieues de la lisière des Marches aux passes...
Et la dernière, hélas ! :
Je me souviens de leurs yeux graves et de leur visage étrangement haussé vers le baiser comme vers quelque chose qui l’eût éclairé — et le geste me vient encore, comme il nous venait quand nous les quittions, avec une espèce de tendresse farouche et pitoyable, de les baiser au front.
Serait-ce qu’après les formidables huis-clos du Château d’Argol, du Rivage des Syrtes, l’ouverture de ces espaces pressentis vous ait coupé le souffle ?
* En ex-libris,
à L'Heptaméron,
Angoulême, le 16 juin 1970,
en la mort d'Elsa !
05:50 Publié dans Borgès alors ?, les lectures | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Hier soir, j'ai croisé un homme qui voit souvent Julien Gracq.
Il m'a parlé du numéro spécial sorti il y a quelques semaines de la revue 303. Dossier consacré à Julien Gracq, remarquable, a t'il dit, plus accessible que les Cahiers de l'Herne.
Écrit par : Mj | dimanche, 17 décembre 2006
Et combien d’absents, dans ce nécrologe ? Alexandre Vialatte, John Kennedy Toole, Joseph Delteil, Richard Brautigan, Tristan Egolf…
La couverture dorée-glacée du « Mag. litt. » est en effet aussi laide que désagréable au toucher.
Écrit par : C.C. | lundi, 18 décembre 2006
Merci pour cet hommage à Julien Gracq. Juste une petite correction. José Corti n'est pas mort un 29 décembre, mais un jour de Noël.
Amicizia,
Angèle Paoli/Terres de femmes
Écrit par : Angèle Paoli | samedi, 30 décembre 2006
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