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jeudi, 06 janvier 2005

Des rites du lecteur

Dès le retour à la maison, ils ont été disposés en pile, là-haut, sur la table de la “librairie” gorgée de soleil. J’ai ouvert la fenêtre et entre la douceur hivernale de nos pays d’Ouest.
Au sortir du cours de grec ancien - nous avons “tiré les Rois”, “Bel olivier” offrait le Muscadet de la Chapelle-Basse-Mer, j’apportais la brioche couronnée de chez Bonnin, toute fraîche de la nuit, - je suis passé chez “Coiffard”, rue de la Fosse.

Depuis un certain temps, je “tournais” autour de deux ou trois titres, et Noël ayant été généreux en d’autres petits bonheurs : whisky “single islay malt” , Ran en dvd, le Sahara noir et blanc en images, je n’avais plus à craindre de doublons.

J’ai trouvé facilement l’Éthique de Morin, les Conversations de Borges et Sabato. J’eus plus de mal avec quartiers de on ! et j’écorchai le nom de son auteur qui serait presque un palindrome ou même la négation de tout nom, Onuma Nemon. La libraire m’a regardé, interloquée. J’eus beau lui dire qu’il y a trois semaines, il était là dans les parutions premières, mais que ça ne m’étonnait guère qu’il n’y soit plus... Renvoyé sans doute au second rayon ? Nous avons consulté “Électre” ; dans “Verticales”, nous allions forcément trouvé ce nom qui est nom sans nom ; nous avons trouvé “quartiers de on !”, le titre, et l’auteur nous fut donné par surcroît.

La cueillette n’était point achevée ; traversant la Fosse, je suis allé parcourir les rayons des “poches”. Ébène de Ryszard Kapuscinski me tentait depuis plus d’un an ; je n’ai précédé cet homme en Afrique que de deux ans ; le tout récent apaisement - jusqu’à quand ? - au Soudan m’a incliné sur le rayon le plus bas quand, voisins, se sont offerts à mes yeux les tomes II et III du Dernier Royaume. Ce n’était point prévu, mais je m’étais bien juré quand Quignard reçut le Goncourt d’avoir l’attente patiente jusqu’à la parution en poche ; en octobre, il y eut Les Ombres errantes, voilà Sur le jadis et Abîmes.
Oui, je sais, s’offrent, en repassant de l’autre côté de la Fosse, et ce depuis deux ou trois jours, Sordissimes et les Paradisiaques. Mais je retarderai de deux ans s’il le faut le plaisir de lire les Quignards “nouveaux”; depuis Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, mes “Quignards” s’alignent en poche sur un rayon : c’est une règle qui n’est point toujours... d’économie ! Vieille passion adolescentes pour les "poches".

Voilà ! C’est ainsi que depuis ce midi, ils sont là, à attendre en pile sage. Et dans la cuisine, je m’affaire au rangement de la vaisselle, à la mise en ordre des journaux et revues - du tri à faire -, je rince des bouteilles, je sors au jardin, je ramasse les branches que les bourrasques d’hier ont brisées. Des voisins bavardent dans le parc proche, je vais les saluer, le soleil adoucit l’humidité de l’herbe, je pense aux arbres fruitiers qu’il va me falloir faire tailler, je traîne mes sabots. De droite, de gauche.

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Sur la table, là-haut, la pile doit être en plein soleil. Je retarde le moment.

Le premier feuilletage, l’entrebaillé des pages, un mot par-ci, par-là, un paragraphe de-ci, de-là, la quatrième de couverture, la table des matières, l’achevé d’imprimer* - plus d’imprimatur, ni de nihil obstat, dommage parfois, naguère, double était le bonheur des lectures "à l'index" - encore des mots. La paume de la main sur le lisse de la couverture, le pouce qui fait chuinter/chanter la tranche des feuillets. Noms, noms propres, de lieux, de femmes, d’hommes, des phrases, encore des mots, des gros mots... des mots inconnus !

Le lecteur pose ses balises.

Tout à l’heure, stylo en main, entr’ouvrir et sur la page blanche de garde, apposer, l’ex-libris à ma manière, tous livres étant en cet endroit marqués du lieu et de la date de prise de possession.

À plat, sur la table, sur une étagère, sur un coin de meuble, dans la chambre, la cuisine, sur le manteau de la cheminée, aux ouatères, dans l’escalier, posé sur une chaise, sur le guéridon de l’entrée, près du petit ordinateur.
Ailleurs !
Mais jamais écorné, ni taché. Épousseté parfois. Jamais oublié - le drame de celui qui fut prêté et n’est jamais revenu !
Dans une heure, un jour, un mois, un an peut-être, le livre va être ouvert.

Commence l’aventure.


* La chose imprimée de François Richaudeau, aux éditions Retz : la référence pour s’assurer de l’exactitude des termes techniques concernant l’écrit en tous ses états. Pour les non-professionnels.

mercredi, 05 janvier 2005

Un compagnon s'en est allé

Là-bas, dans le Sud, au pied des Dentelles de Montmirail, un compagnon de l'Éducation populaire s'en est allé.
En Avignon, il est peut-être de jeunes Gitans qui n'oublieront pas que cet homme les guida dans la découverte de leur propre histoire.
Il avait écrit, à ce propos :

« Cela est né d'une simple bûche enflammée qui a allumé la mèche de la mémoire.»


Naguère, je lui avais proposé le troc de ses Dentelles contre les Aiguilles de Port-Coton ; il n'avait pas dit non et m'avait parlé des fleurs de l'amandier.

Cette nuit, les lavandes sont noires et ternes les oliviers.
On le nommait Pierre Simiand.

« Dormez, désespérés, c'est bientôt jour, un jour d'hiver ».
René Char, les Dentelles de Montmirail.

00:05 Publié dans Les graves | Lien permanent | Commentaires (0)

mardi, 04 janvier 2005

Zoroastre, grammairiens et fabrique de littérature

Il est des réveils sur France Cul qui m’étourdiront de plaisir étonné. Encore heureux que j'étais encore allongé sous la couette.
Ce matin, 6 heures, je perçois le tracé d’une craie sur un tableau qui doit être noir, des mots étranges qui, pour moi, s’apparentent à de l’indou, prononcés par une voix savoureuse qui mâche ces mots avec sensualité.
Il est question d’Immortelles bienfaisants, de philologues et de grammairiens à lubies, de l’hypertrophie de la catégorie de l’infinitif : se mêlent des dieux et des fonctions grammaticales dans des lectures "à suffocation" - Dumézil aurait parlé de lecture “sous une cloche à fromage”.
Une heure durant les dieux et la philologie s’entremêlent ; j’écoute fasciné.

Je sais que c’est l’heure de “l’éloge du savoir”; reviennent des problèmes de titulatures, de génitif et super-superlatif.
Émergent des bribes du Mazdéisme.
L’homme qui parle de dieux et de grammaire est Jean Kellens. Il ne cache ni les difficultés, ni les doutes, ni les obscurités que recèlent les études zoroastriennes. La craie s’anime toujours sur le tableau noir et chante la voix sur les noms de divinités indo-iraniennes.

Ce matin, j’ai abordé un “continent” quasi inconnu. Oh ! Zarathoustra, ça me disait bien quelque chose.
Irai-je y voir de plus près. Je ne sais.
Les dieux, je m’en fous, mais cette grammaire avec des “immortels bienfaisants", des infinitifs hypertrophiés et des aoristes effacés ! Ça, alors ?

Depuis quelques jours, j’ai entrepris deux lectures parallèles : La fabrique de la langue de Lise Gauvin et Ces voix qui m’assiègent d’Assia Djebar.
Je suis servi dans mes interrogations ; depuis des années, le mot “littérature” m’incommode ; du moins dans les acceptions qui nous sont servies dans les revues, les magazines, les sites, les blogues.
Je ne sais plus de qui je tiens l’idée d’un artisanat de la langue.
Quand je me réfère à mon trio de fin d’adolescence, Cadou tenait du menuisier, Michaux - ça coule de source - du peintre, Char, du sculpteur - son père était dans les plâtrières, non ?.
Ça rejoint Kellens qui mentionne dans le Mazdéisme, un menuisier qui fabrique une déesse !
Quand mon poète d’enfance, - Lise Gauvin lui consacre son premier chapitre - Joachim Du Bellay se réapproprie son dialecte angevin, Assia Djebar n’est pas loin avec la ténacité qu’elle déploie à s’emparer de la langue de l’ancien oppresseur. Les mânes de Kateb Yacine doivent en frémir de bonheur linguistique.

Voilà où mènent, pour une journée, des grammairiens à lubies et des “immortels bienfaisants”.
Il s’agissait aussi de digérer les agapes du nouvel an, d’aller aérer Dac’hlmat - belle, la Vilaine dans les brumes ! - d’explorer le programme des Folles journées qui célèbrent Beethoven, de régler ce fichu accès au blogue de Jobic, “Er Klasker”.

Demain matin, à 6 heures, encore rendez-vous avec Kellens, ses “immortels bienfaisants”, le bruit de sa craie sur le tableau noir !

Post-scriptum :
Précédant Zoroastre, il y avait, de 1 heure à 6 heures, le Pays Dogon. C’est écoutable encore pour la semaine. qui est consacrée au Mali...

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Sur France Cul, naturellement.

dimanche, 02 janvier 2005

La science des ânes

Pour mes petites-filles , NOÉMIE et CÉLIA,
qui seront aussi mes LECTRICES premières.

Ceci est l’histoire qui se raconte dans les moments où affleurent les souvenirs d’école dans la famille. Paroles sur l’écriture plutôt que traces d’écriture. Autre que cette histoire, il faudra écrire sur le dressoir de la branche maternelle qui fut le lieu premier de mes écritures familiales et vacancières.

Ma grand-mère, Augustine-Marie Bretaudeau, la première fille de Bellevue à aller à l’école, celle de Jules Ferry, alentour des années 1882/1883, quand le peuple paysan accède à ce qu’il croit être enfin la liberté de savoir — depuis deux ou trois siècles, ce n’est que l’apanage de quelques-uns d’entre eux.

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les mains d'Augustine-Marie , elle écrivait alors depuis plus de 70 ans.


Augustine-Marie, donc, s’en va à l’école, un an, deux ans, trois ans...
En juin, le temps qui précède les moissons, l’école se ferme sur une cérémonie où ban et arrière-ban du bourg et des villages sont invités : dans la cour de l’école, estrade fleurie, oriflammes tricolores, tapis rouge, rangées de chaises empruntées à la paroisse — on fait encore bon ménage. Le maire, le curé, l’instituteur — certaines années, on y voit même le sous-préfet — et toute la notabilité de l’argent du savoir et de la terre, peut-être bien même le comte ou la marquise de ... Tout ce beau monde, le cul dans le rouge capitonné des fauteuils républicains, et là-haut, sur sa stèle, le buste épanoui de la Marianne, couronnée de lauriers.
Au pied de l’estrade, les enfants, filles à droite, garçons à gauche. Derrière, les adultes, ceux du bourg d’abord, tout endimanchés comme quand ils vont à la ville. Derrière encore, ceux des hameaux, en blouse comme quand ils vont aux foires du canton et leurs femmes, assombries dans leurs châles et longues robes de cretonne. Seule blancheur aérienne, les fines coiffes empesées...
La proclamation des prix, d’excellence, de diligence, premier prix, second prix, accessits... à l’appel des noms, la montée sur l’estrade dans les applaudissements, les livres reçus à brassée : rouges et dorés, lourds ou minces selon le mérite.
Augustine-Marie Bretaudeau : la fierté du nom proclamé par le curé. Premier prix d’Écriture : Augustine-Marie....
Dans le frémissement léger des coiffes, tout au fond, près du mur de clôture, Véronique Bretaudeau, la mère, qui se redresse, orgueilleuse de sa fille...
« Et dire que le père n’est point là ! » Parti au matin dans la pièce de la Vallée. Le père ! Eugène Bretaudeau, de Bellevue, patriarche du lieu, fier de ses terres, de ses bodes, de ses fils et de ses filles. Ses terres et sa descendance ! Pas de “n’out maîte” chez les Bretaudeau. Libres !
Quand Véronique a émis l’idée d’envoyer Augustine-Marie à cette nouvelle école qui s’ouvrait au bourg... « Oui, pourquoi pas ! Ça ne coûterait point, c’était gratuit. Faudra quand même que la petite... Oui, envoie-la donc. »
Elle avait craint, Véronique ! Elle avait craint le refus. Mais non, c’était oui, sans plus. Et voici, Augustine-Marie sur l’estrade, premier prix d’Écriture !
Quand la cérémonie fut terminée, l’école refermée pour tout l’été, elles sont revenues, joyeuses. À Bellevue, le père était là, devant la porte de l’étable avec les fils qui pansaient les bêtes.
De loin, Véronique a crié :« Marie, elle a eu le premier prix d’Écriture ! » Dans la moustache du patriarche, un marmonnement, entendu par le plus proche des fils le cadet, Amand, celui qui rapportera l’histoire : « Premier prix d’écriture, premier prix d’écriture ! L’écriture ? L’écriture, c’est la science des ânes ! »