dimanche, 02 janvier 2005
La science des ânes
Pour mes petites-filles , NOÉMIE et CÉLIA,
qui seront aussi mes LECTRICES premières.
Ceci est l’histoire qui se raconte dans les moments où affleurent les souvenirs d’école dans la famille. Paroles sur l’écriture plutôt que traces d’écriture. Autre que cette histoire, il faudra écrire sur le dressoir de la branche maternelle qui fut le lieu premier de mes écritures familiales et vacancières.
Ma grand-mère, Augustine-Marie Bretaudeau, la première fille de Bellevue à aller à l’école, celle de Jules Ferry, alentour des années 1882/1883, quand le peuple paysan accède à ce qu’il croit être enfin la liberté de savoir — depuis deux ou trois siècles, ce n’est que l’apanage de quelques-uns d’entre eux.
les mains d'Augustine-Marie , elle écrivait alors depuis plus de 70 ans.
Augustine-Marie, donc, s’en va à l’école, un an, deux ans, trois ans...
En juin, le temps qui précède les moissons, l’école se ferme sur une cérémonie où ban et arrière-ban du bourg et des villages sont invités : dans la cour de l’école, estrade fleurie, oriflammes tricolores, tapis rouge, rangées de chaises empruntées à la paroisse — on fait encore bon ménage. Le maire, le curé, l’instituteur — certaines années, on y voit même le sous-préfet — et toute la notabilité de l’argent du savoir et de la terre, peut-être bien même le comte ou la marquise de ... Tout ce beau monde, le cul dans le rouge capitonné des fauteuils républicains, et là-haut, sur sa stèle, le buste épanoui de la Marianne, couronnée de lauriers.
Au pied de l’estrade, les enfants, filles à droite, garçons à gauche. Derrière, les adultes, ceux du bourg d’abord, tout endimanchés comme quand ils vont à la ville. Derrière encore, ceux des hameaux, en blouse comme quand ils vont aux foires du canton et leurs femmes, assombries dans leurs châles et longues robes de cretonne. Seule blancheur aérienne, les fines coiffes empesées...
La proclamation des prix, d’excellence, de diligence, premier prix, second prix, accessits... à l’appel des noms, la montée sur l’estrade dans les applaudissements, les livres reçus à brassée : rouges et dorés, lourds ou minces selon le mérite.
Augustine-Marie Bretaudeau : la fierté du nom proclamé par le curé. Premier prix d’Écriture : Augustine-Marie....
Dans le frémissement léger des coiffes, tout au fond, près du mur de clôture, Véronique Bretaudeau, la mère, qui se redresse, orgueilleuse de sa fille...
« Et dire que le père n’est point là ! » Parti au matin dans la pièce de la Vallée. Le père ! Eugène Bretaudeau, de Bellevue, patriarche du lieu, fier de ses terres, de ses bodes, de ses fils et de ses filles. Ses terres et sa descendance ! Pas de “n’out maîte” chez les Bretaudeau. Libres !
Quand Véronique a émis l’idée d’envoyer Augustine-Marie à cette nouvelle école qui s’ouvrait au bourg... « Oui, pourquoi pas ! Ça ne coûterait point, c’était gratuit. Faudra quand même que la petite... Oui, envoie-la donc. »
Elle avait craint, Véronique ! Elle avait craint le refus. Mais non, c’était oui, sans plus. Et voici, Augustine-Marie sur l’estrade, premier prix d’Écriture !
Quand la cérémonie fut terminée, l’école refermée pour tout l’été, elles sont revenues, joyeuses. À Bellevue, le père était là, devant la porte de l’étable avec les fils qui pansaient les bêtes.
De loin, Véronique a crié :« Marie, elle a eu le premier prix d’Écriture ! » Dans la moustache du patriarche, un marmonnement, entendu par le plus proche des fils le cadet, Amand, celui qui rapportera l’histoire : « Premier prix d’écriture, premier prix d’écriture ! L’écriture ? L’écriture, c’est la science des ânes ! »
11:15 | Lien permanent | Commentaires (5)
Commentaires
Les temps n'ont pas changé pour tout le monde : mes beaux-parents, agriculteurs, m'ont longtemps considérée comme une fainéante parce qu'à 25 ans je faisais encore des études (j'étais en doctorat ...) !
Écrit par : blogueuse | dimanche, 02 janvier 2005
quel beau texte ! Elle serait fière la grand-mère Augustine-marie de voir ce que son petit-fils écrit sur elle !
Écrit par : alain | mardi, 04 janvier 2005
Je te décernerais bien le premier prix d'écriture! ;)
Merci pour ce voyage dans le temps.. Noémie et Célia ont bien de la chance d'avoir un papy conteur :)
Écrit par : nuage de lait | mercredi, 05 janvier 2005
Bonjour,
A qui attribuez vous la maxime "l'orthographe est la science des anes" ?
Cordialement.
Bernard RAMBAUD - Lyon
Écrit par : BERNARD | vendredi, 25 février 2005
Réponse à Bernad Rambaud.
Ce n'est pas à l'orthographe, mais à l'écriture ( la graphie, la calligraphie) que mon arrière-grand-père, suite à je ne sais quelle maxime orale d'origie populaire (???), attribuait le qualificatif de sciences des ânes.
Écrit par : grapheus | vendredi, 25 février 2005
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