samedi, 10 septembre 2016
Cendrars sur le Volturno
Quelle idée de s'embarquer un matin de septembre sur un joli petit "Fifty" de 30 pieds, baptisé VOLTURNO, pour le convoyer de Belle-Île en Vilaine quand on sait qu'un navire du même nom prit feu en pleine tempête en 1913 ? Mais ça, c'est une autre histoire... Et une histoire à la Cendrars !
Serais-je monté à bord, si j'avais su ce naufrage ? Les voileux ont réputation d'être superstitieux, : le louis d'or sous le pied de mât... le cousin du lièvre ou l'animal aux grandes oreilles... le refus des poulies-coupées (!) à bord...
D'un air amusé, un compagnon de convoyage me fit remarquer que le nom "Volturno" avait un rapport avec l'écrivain Cendrars. Je fus légèrement dépité de cette ignorance.
Oui, une histoire à la Cendrars, dans la vie même de Cendrars .
Il se nomme alors Frédéric Sauser. Le 11 décembre 1911, il débarque du Birma à Ellis Island, petite île près de New-York où sont parqués, triés, contrôlés, chaque jour, les milliers de migrants fascinés déjà par le "rêve américain". Il vient à l'invite d'une femme qui l'aime.
Nous arrivons par un beau clair de lune splendidement étoilé. Voici le premier phare...J'attends le point du jour, l'aube de ma vie... C'est une nouvelle naissance ! Je vois des feux briller, comme à travers l'épaisseur de la chair... Je me souviens, je me souviens des splendeurs apparues... Vais-je crier, ainsi qu'un nouveau-né ?
Ils vivront six mois d'amour et de misère. Il réembarquera pour l'Europe, seul, le 6 juin 1912*, sur le bateau des refoulés du Nouveau Monde, le VOLTURNO.
Je reviens d'Amérique à bord du Volturno, pour 35 francs de New-York à Rotterdam
écrit-il dans un poème ultérieur, « Le Panama ou les aventures de mes sept oncles ».
Il se nomme désormais Blaise Cendrars et le jour de Pâques, dans la solitude et la fièvre, il a écrit un texte qui va ébranler et la langue et la poésie françaises du siècle naissant.
« Je me suis réveillé en sursaut. Je me suis mis à écrire, à écrire. Je me suis rendormi. Je me suis réveillé une
deuxième fois en sursaut. J'ai écrit jusqu'au petit jour et je me suis recouché pour de bon. Je me suis réveillé à cinq heures du soir. J'ai relu la chose. J'avais pondu les Pâques à New York.»
Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom,
J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion,
Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles
Qui pleurent dans le livre, doucement monotones.
Un moine d'un vieux temps me parle de votre mort.
Il traçait votre histoire avec des lettres d'or
Dans un missel, posé sur ses genoux.
Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous.
A l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche,
Il travaillait lentement du lundi au dimanche.
Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait.
Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait.
A vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour,
Le bon frère ne savait si c'était son amour
Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père
Qui battait à grands coups les portes du monastère.
Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet.
Dans la chambre à côté, un être triste et muet
Attend derrière la porte, attend que je l'appelle!
C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, — c'est l'Éternel.
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Seigneur, l'aube a glissé froide comme un suaire
Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.
Déjà un bruit immense retentit sur la ville.
Déjà les trains bondissent, grondent et dénient.
Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.
La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées.
Une foule enfiévrée par les sueurs de l'or
Se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors.
Trouble, dans le fouillis empanaché des toits,
Le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats.
Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne..
Ma chambre est nue comme un tombeau...
Seigneur, je suis tout seul et j'ai la fièvre...
Mon lit est froid comme un cercueil...
Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents...
Je suis trop seul. J'ai froid. Je vous appelle...
Cent mille toupies tournoient devant mes yeux...
Non, cent mille femmes... Non, cent mille violoncelles.
Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses...
Je pense, Seigneur, à mes heures en allées...
Je ne pense plus à Vous. Je ne pense plus à Vous.
Le VOLTURNO, sans doute à la mi-juillet 2012, touchera le port de Rotterdam. En débarque un Blaise Cendrars bien décidé à devenir écrivain et à "bourlinguer" : « On bourlingue sur les livres comme sur la mer ». Les paquebots seront pour lui des bibliothèques flottantes.
En octobre 1913, au milieu de l'Atlantique, en pleine tempête, un violent incendie qui ne pourra être maîtrisé se déclare à bord du VOLTURNO : une importante explosion secoue la soute à charbon et la salle des machines. Le paquebot coule ; il y aura 136 disparus sur plus de 650 passagers et membres d'équipage.
DONC, ayant eu connaissance de tout ce qui précède et ayant été un lecteur plus attentif de l'ami Blaise, aurais-je, ce samedi dernier 2 septembre 2016, accepter de monter à bord du petit "fifty" Volturno pour le convoyer en Vilaine ?
PAS SI SÛR !
Ce qui est certain, c'est que le seul nom de "Volturno" m'a fait replonger dans la belle bibliothèque flottante de Cendras, de Bourlinguer jusqu'Au cœur du Monde !
* Le 21 mai 1912, écrit sa fille Myriam Cendrars dans la très forte biographie qu'elle a consacrée à son père en 1984 (chez Balland, publiée par la suite en "Points Biographie" au Seuil, 1985).
18:35 Publié dans Cendrars en bourlingue, les lectures, les marines, "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (0)