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mercredi, 18 mars 2015

au hasard d'un marché, un poète gascon

un poète gascon lu
trois cents ans plus tard
par un breton de souche linguistique gallèse,

mâtiné d'un quart de bas-poitevin,
manière de marquer la semaine de la Francophonie en 2015

 

Il suffit d'une flèche de signalisation, pour que se remue la curiosité. Ainsi, à la mi-février, au marché d'Aiguillon, petite ville au confluent de Garonne et du Lot : elle n'était pour moi jusqu'alors que la ville de naissance d'un certain duc d'Aiguillon, lieutenant général de Bretagne nommé par Louis XV pour mater les Bretons et envahir l'Angleterre, et dont les démêlés avec le vice-amiral de Conflans et les marins de ladite province ne furent pas pour rien dans le désastre de la bataille navale des Cardinaux en 1759.

Une simple signalétique urbaine donc, lettres blanches sur fond bleu, "salle Théophile de Viau" ! Vague mémoire d'un poète baroque qui "sonnettisa", entre Mathurin Régnier, Racan, D'Urfé et Saint-Amand.
Je néglige l'office du Tourisme et plonge dans la Toile avec ma tablette —mon iPad, comme on disait naguère "mon frigidaire" ——, j'y apprends qu'il est né à Boussères. Je chercherai et sur la rive gauche du Lot et sur la rive droite de Garonne, car il y a deux Boussères  et les "connaisseurs" s'affrontent, les uns pour celui de Clairac, les autres pour d'Aiguillon (ou de Port-Sainte-Marie ?).

À lire Théophile, j'opterai pour celui de Garonne ; il tint fort à y convier Cloris, sa Belle d'alors.

Si tu fais ce voyage, et mon amour te prie
D'y ramener tes yeux, car c'est là ma patrie :
Là tu verras un fonds où le paysan moissonne
Mes petits revenus sur le bord de Garonne
Le fleuve de Garonne où des petits ruisseaux
Au travers de mes prez vont apporter leurs eaux,
Où des saules espais ; leurs rameaux verd abaissent
Pleins d’ombre et de frescheur sur mes troupeaux qui paissent.
Cloris, si tu venais dans ce petit logis
Combien qu'à te l'offrir de si loin je rougis
Si cette occasion permet que tu l'approches,
Tu le verras assis entre un fleuve et des roches,
Où sans doute il fallait que l'Amour habitât
avant que pour le ciel la terre il ne quittât
Dans ce petit espace une assez bonne terre
Si je puis la sauver du butin de la guerre,
Nous fourniras des fruits aussi délicieux
Qui sauraient contenter ou ton goût ou tes yeux.
Mais afin que mon bien d'aucun fard ne se voile,
Mes plats y sont d'estain et mes rideaux de toile ;
Un petit pavillon dont le vieux bastiment
Fut massonné de brique et de mauvais ciment,
Monstre assez qu’il n’est pas orgueilleux de nos tiltres
Ses chambres n’ont plancher, toict, ny porte, ny vitre,
Par où les vents d’hyver s’introduisans un peu,
Ne puissent venir voir si nous avons du feu...

Élégie II
"Souverain qui régis l’influence des vers"

 

La vie de Théophile de Viau est pour moi innénarable: ce premier quart du XVIIe siècle était plutôt tumultueux. Viau fut de ceux qu'on nomma "libertins", de mœurs et de langue. J'aime bien qu'il y ait en lui du Joachim Du Bellay dans l'attachement à son terroir natal, du Pierre de Ronsard en ses amours, du Michel de Montaigne en ses amitiés ; il ne suivit pas  Malherbe, mais ne le dénigra point non plus.
Fut calomnié, amoureux, sans doute bisexuel et sodomite, ne se fiant ni à dieu ni à diable, dénoncé par des jaloux et condamné au bûcher pour ses licences, fausses ou avérées, ne fut brûlé qu'en effigie, mais vécu vingt-trois mois de cachot, à la Conciergerie entre autres lieux, si ardes qu'il commença l'an 1724 par une grève de la faim — c'est bien la première dont j'ai connaissance.

Ses textes : des odes, des stances, des élégies, une tragédie, des lettres en vers, en prose et en latin.

 Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Écrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain, sans songer à le faire.
Après m’être égayé par cette douce erreur,
Je veux qu’un grand dessein réchauffe ma fureur,
Qu’un œuvre de dix ans me tienne à la contrainte,
De quelque beau Poème, où vous serez dépeinte :
Là si mes volontés ne manquent de pouvoir,
J’aurai bien de la peine en ce plaisant devoir.
En si haute entreprise où mon esprit s’engage,
Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
Que n’ont jamais pensé les hommes et les Dieux.

Élégie à une Dame


Dans Première journée, récit mêlé de nombreuses digressions à la manière de Montaigne, il proclame également son exigence d’écrire à la moderne.

Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins qu’on appelle imitation des Auteurs anciens se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne ; Démosthène et Virgile n’ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle ; leurs livres quand ils les firent étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux.

Et puis des sonnets, s'immisçant entre Élégies et Odes, ce premier quand la guerre ravage son terroir natal :

Sacrés murs du Soleil où j'adorais Philis,
Doux séjour où mon âme était jadis charmée,
Qui n'est plus aujourd'hui sous nos toits démolis
Que le sanglant butin d'une orgueilleuse armée;

Ornements de l'autel qui n'êtes que fumée,
Grand temple ruiné, mystères abolis,
Effroyables objets d'une ville allumée,
Palais, hommes, chevaux ensemble ensevelis;

Fossés larges et creux tout comblés de murailles,
Spectacles de frayeur, de cris, de funérailles,
Fleuve par où le sang ne cesse de courir,

Charniers où les corbeaux et loups vont tous repaître,
Clairac, pour une fois que vous m'avez fait naître,
Hélas  ! combien de fois me faites-vous mourir  !

 

et cet autre, étrange, quand la femme aimée, Phyllis, remonte des enfers. Mais qui donc fut cette Phyllis ?

Je songeais que Philis des enfers revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît l'amour
Et que comme Ixion j'embrassasse une nue.

Son ombre dans mon lit se glissa toute nue
Et me dit : " Cher Tircis, me voici de retour,
Je n'ai fait qu'embellir en ce triste séjour
Où depuis ton départ le sort m'a retenue.

Je viens pour rebaiser le plus beau des amants,
Je viens pour remourir dans tes embrassements. "
Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme

Elle me dit : " Adieu, je m'en vais chez les morts.
Comme tu t'es vanté d'avoir foutu mon corps,
Tu pourras te vanter d'avoir foutu mon âme. "

 

Plus rustique en amours, cette chanson dialoguée allègrement troussée. Mais est-elle de "notre" Théophile ?

 Demande
Quelle fièvre avez-vous, Pâquette,
Qui vous rend le teint si défait  ?
 Répons
C'est le désir d'une brayette
Dont je ne puis avoir l'effet.

 Demande
Certes vous êtes maigre et jaune,
Je ne sais pas que demandez.
 Répons
Un gros vit long comme un quart d'aune.
Prêtez-le moi si vous l'avez.

 Demande
Mais quoi  ? vous n'êtes point honteuse
De dire ainsi votre appétit  ?
 Répons
Homme goulu, femme fouteuse,
Ne désirent rien de petit.

 Demande
Si vous voyez quelque vit mince,
Voudriez-vous pas bien l'approcher  ?
 Répons
Quand ce serait celui d'un prince
Je ne voudrais pas le toucher.

 Demande
De quelque valet l'accointance
Serait-ce bien votre désir?
 Répons
Oui s'il le fait d'obéissance
Et le refait pour le plaisir.

 Demande
Vous avez la fesse soudaine
Alors qu'on vous presse le flanc  ?
 Répons
Le cul sans cesse me démène
Comme l'aiguille d'un cadran.

 Demande
Qui vous voit la mine si froide
Ne vous croit point le cul si chaud.
 Répons
C'est au cul qu'il faut un vit roide,
Ce n'est point au front qu'il le faut.

Chanson tirée de
Œuvres Poétiques. Appendice.
Poésies de Théophile
ou qui lui ont été attribuées
et qu'il n'a pas recueillies dans ses œuvres

 

D'aucuns écrivent qu'il influença La Fontaine et Nerval. C'est sûr, il séduisit Théophile Gautier. Et très près de nous, il inspira à Michel Chaillou un très savoureux chapitre libertaire, La Compagnie Théophile dans le Petit guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle".

Et comme belle épitaphe,

Il faudra qu'on me laisse vivre
Après m'avoir fait tant mourir.

 

Pour le lire,

• en Poésie/Gallimard, Après m'avoir fait tant mourir, œuvres choisies, édition de J.P. Chauveau. 2002.
Ce ne sont point œuvres complètes, mais on peut y parcourir cent pages d'un dossier bien touffu, sur vie et textes de Théophile.

• Les familiers des bouquins numérisés peuvent importer sur leur disque dur ou leur mémoire-flash :
Œuvres poétiques - Théophile de Viau, une œuvre du domaine public - ©2011 Norph-Nop  Editions, d'où est tirée la Chanson. C'est diffusé gratuitement par ...Amazon ; ça paraît édité à la "va comme j'te pousse", mis en page à la diable à la limite de l'illisible et format Kindle... Consulter la critique d'un client de ces éditions ??? À charger pour voir et puis supprimer, selon !