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jeudi, 12 janvier 2017

Péguy "emballe" le sonnet

 

 

Il y a 104 ans.
Ça peut paraître ne pas être d'hier, mais notre langue est un long fleuve...

Un été, Péguy découvrit, ému et ravi, le Sonnet quand une femme lui lut quelques vers de Sagesse de Verlaine  qui est une suite de sonnets. Il s'empressa de s'y adonner et quand il commença de tisser ses Tapisseries, ce fut la forme sonnet qu'il choisit pour écrire beaucoup des poèmes du recueil .
La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc fut conçue comme une neuvaine, cet exercice de piété catholique que l'on répète pendant neuf jours consécutifs pour obtenir une grâce particulière ou pour honorer Dieu, un de ses saint, ici, en l'occurence, deux de ses saintes.
Donc, un sonnet par jour, du vendredi 3 janvier au samedi 11 janvier 1913. Les deux premiers sonnets furent écrits dans le respect scrupuleux de la forme : deux quatrains, deux tercets et alternance des rimes masculines et féminines.
Première entorse à la règle, le troisième jour de la dite neuvaine : Péguy ajoute un quinzième vers —mais cet accroc, d'autres parmi ses prédécesseurs européens l'ont déjà pratiqué — les sonnets de certains jours suivants poursuivent dans l'irrespect : un troisième tercet, le quatrième jour ;  idem, le sixième jour avec un alexandrin qui s'ajoute au tercet supplémentaire.

Le vendredi 13 janvier, Péguy n'en peut plus du carcan ; le sonnet achevé, ce n'est plus un, deux tercets qui s'ajoutent,  c'est un torrent qui va dévaler avec les Armes de Jésus ; l'affrontement avec les Armes de Satan décuplera le lyrisme fou et litanique. Trente-cinq pages, trois cent onze tercets, neuf tercets par page, le tout donne un sonnet de neuf-cent-soixante neuf vers.
Le tumulte s'apaisera sur un dernier vers qui célèbre Jeanne d'Arc, plus grande sainte après la Vierge Marie.

La neuvaine ne s'achèvera pas sur un sonnet, mais sur un poème de vingt-neuf quatrains que concluent deux tercets.

À lire et relire, croyant ou incroyant, athée ou pas,  jusqu'à s'en sommeiller dans cette transe langagière.

 

 

PREMIER JOUR
POUR LE VENDREDI 3 JANVIER 1913
FÊTE DE SAINTE GENEVIÈVE
QUATORZE CENT UNIÈME ANNIVERSAIRE
DE SA MORT

I
 

Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre,
On la mit à garder un bien autre troupeau,
La plus énorme horde où le loup et l'agneau
Aient jamais confondu leur commune misère.

Et comme elle veillait tous les soirs solitaire
Dans la cour de la ferme ou sur le bord de l'eau,
Du pied du même saule et du même bouleau
Elle veille aujourd'hui sur ce monstre de pierre.

Et quand le soir viendra qui fermera le jour,
C'est elle la caduque et l'antique bergère,
Qui ramassant Paris et tout son alentour

Conduira d'un pas ferme et d'une main légère
Pour la dernière fois dans la dernière cour
Le troupeau le plus vaste à la droite du père



DEUXIÈME JOUR
POUR LE SAMEDI 4 JANVIER 1913

II


Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre
Et qu'on était content de son exactitude,
On mit sous sa houlette et son inquiétude
Le plus mouvant troupeau, mais le plus volontaire.

Et comme elle veillait devant le presbytère,
Dans les soirs et les soirs d'une longue habitude,
Elle veille aujourd'hui sur cette ingratitude,
Sur cette auberge énorme et sur ce phalanstère.

Et quand le soir viendra de toute plénitude,
C'est elle la savante et l'antique bergère,
Qui ramassant Paris dans sa sollicitude

Conduira d'un pas ferme et d'une main légère
Dans la cour de justice et de béatitude
Le troupeau le plus sage à la droite du père


TROISIÈME JOUR
POUR LE DIMANCHE 5 JANVIER 1913

III


Elle avait jusqu'au fond du plus secret hameau
La réputation dans toute Seine et Oise
Que jamais ni le loup ni le chercheur de noise
N'avaient pu lui ravir le plus chétif agneau.

Tout le monde savait de Limours à Pontoise
Et les vieux bateliers contaient au fil de l'eau
Qu'assise au pied du saule et du même bouleau
Nul n'avait pu jouer cette humble villageoise.

Sainte qui rameniez tous les soirs au bercail

Le  troupeau  tout entier, diligente  bergère,

Quand le monde et Paris viendront à fin de bail


Puissiez-vous d'un pas ferme et d'une main légère
Dans la dernière cour par le dernier portail
Ramener par la voûte et le double vantail

Le troupeau tout entier à la droite du père.

 

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HUITIÈME JOUR
POUR LE VENDREDI 10 JANVIER 1913

VIII

Comme Dieu ne fait rien que par pauvre misère,
Il fallut qu'elle vît sa ville endolorie,
Et les peuples foulés et sa race flétrie,
L'émeute suppurant comme un secret ulcère;

Il fallut qu'elle vît pour son anniversaire
Les cadavres crevés que la Seine charrie,
Et la source de grâce apparemment tarie,
Et l'enfant et la femme aux mains du garnisaire :

Pour qu'elle vît venir sur un cheval de guerre,
Conduisant tout un peuple au nom du Notre Père,
Seule devant sa garde et sa gendarmerie;

Engagée en journée ainsi qu'une ouvrière,
Sous la vieille oriflamme et la jeune bannière
Jetant toute une armée aux pieds de la prière;

Arborant l'étendard semé de broderie
Où le nom de Jésus vient en argenterie,
Et les armes du même en même orfèvrerie;

Filant pour ses drapeaux comme une filandière,
Les faisant essanger par quelque buandière,
Les mettant à couler dans l'énorme chaudière;

Les armes de Jésus c'est sa croix équarrie,
Voilà son armement, voilà son armoirie,
Voilà son armature et son armurerie;

Rinçant ses beaux drapeaux à l'eau de la rivière,
Les lavant au lavoir comme une lavandière,
Les battant au battoir comme une mercenaire;

Les armes de Jésus c'est sa face maigrie,
Et les pleurs et le sang dans sa barbe meurtrie,
Et l'injure et l'outrage en sa propre patrie;

Ravaudant ses drapeaux comme une roturière,
Les mettant à sécher sur le front de bandière,
Les donnant à garder à quelque vivandière;

Les armes de Jésus c'est la foule en furie
Acclamant Barabbas et c'est la plaidoirie,
Et c'est le tribunal et voilà son hoirie;

Teignant ses beaux drapeaux comme une teinturière,
Les faisant repasser par quelque culottière,
Adorant le bon Dieu comme une couturière;

Les armes de Jésus c'est cette barbarie,
Et le décurion menant la décurie,
Et le centurion menant la centurie;

Les armes de Jésus c'est l'interrogatoire,
Et les lanciers romains debout dans le prétoire,
Et les dérisions fusant dans l'auditoire;

Les armes de Jésus c'est cette pénurie,
Et sa chair exposée à toute intempérie,
Et les chiens dévorants et la meute ahurie;

Les armes de Jésus c'est sa croix de par Dieu,
C'est d'être un vagabond couchant sans feu ni lieu,
Et les trois croix debout et la sienne au milieu;

Les armes de Jésus c'est cette pillerie
De son pauvre troupeau, c'est cette loterie
De son pauvre trousseau qu'un soldat s'approprie ;

Les armes de Jésus c'est ce frêle roseau,
Et le sang de son flanc coulant comme un ruisseau,
Et le licteur antique et l'antique faisceau;

Les armes de Jésus c'est cette raillerie
Jusqu'au pied de la croix, c'est cette moquerie
Jusqu'au pied de la mort et c'est la brusquerie

Du bourreau, de la troupe et du gouvernement,
C'est le froid du sépulcre et c'est l'enterrement,
Les armes de Jésus c'est le désarmement;

L'avanie et l'affront voilà son industrie,
La cendre et les cailloux voilà sa métairie
Et ses appartements et son duché-pairie ;

Les armes de Jésus c'est le souple arbrisseau
Tressé sur son beau front comme un frêle réseau,
Scellant sa royauté d'un parodique sceau

Les disciples poltrons voilà sa confrérie,
Pierre et le chant du coq voilà sa seigneurie,
Voilà sa lieutenance et capitainerie

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Les armes de Satan c'est le cœur mal guéri

De la vieille blessure et c'est le cœur tari

A force de saigner et le cœur mal nourri

A force de jeûner, c'est tout ce qui tarit,
C'est tout ce qui périt, tout ce qui dépérit,
Et tout ce qui surit et tout ce qui pourrit;

Les armes de Satan c'est la sève appauvrie,
C'est le sang répandu, la branche rabougrie,
Le rameau desséché, la prude renchérie;

Les armes de Satan c'est tout ce qui flétrit,
Rapetisse, avilit, injurie, amoindrit,
C'est tout ce qui méprise et tout ce qui meurtrit;

Les armes de Jésus c'est tout ce qui nourrit,
C'est tout ce qui boutonne et tout ce qui périt
Aux jardins de Touraine et tout ce qui mûrit;

Les armes de Jésus c'est un cœur tout fleuri,
Plus que le jeune cœur au printemps refleuri,
C'est le cœur à l'automne à jamais défleuri;

Les armes de Satan, c'est la paix et la guerre,
Les peuples éventrés, les sacrements par terre,
La honte, la terreur, la rage militaire;

Les armes de Jésus c'est la guerre et la paix,
Les peuples respectés et les derniers harnais
De guerre suspendus aux frontons des palais;

Les armes de Satan c'est l'horreur de la guerre,
Les peuples affolés, Jésus sur le Calvaire,
Le sang, le cri de mort, le meurtre volontaire;

Les armes de Jésus c'est l'honneur de la guerre,
Les peuples rétablis, Jésus sur le Calvaire,
Le sang, le sacrifice et la mort volontaire :

Pour qu'elle vît venir sous un tel étendard
De Jésus-Christ soldat contre Satan soudard,
Vers le vieux saint Etienne et le vieux saint Médard;

Pour qu'elle vît venir par un chemin de terre,
Comme une jeune enfant qui vient vers sa grand-mère
Par les bois de Puteaux, par les champs de Nanterre;

Pour qu'elle vît venir ardente et militaire,
Obéissante et ferme et douce et volontaire,
Sur Boulogne et Neuilly, sur Puteaux et Nanterre;

lHauturière et docile, alerte et droiturière,
Et prompte à la manoeuvre et peu procédurière,
Destinée à périr comme une aventurière;

Bien en selle en avant de sa cavalerie,
Masquant ses bombardiers et sa bombarderie,
Traînant comme un réseau sa lourde infanterie;

Ameutant ses tambours qui battaient pour la messe,
Gourmandant ces brigands qui couraient à confesse,
Déférente aux trois voix qui scellaient leur promesse;

Ayant mis les soldats au pas sacramentaire,
Ayant mis les curés au pas réglementaire,
Et logé les Vertus au train régimentaire;

Bien allante et vaillante et sans étourderie,
Bien venante et plaisante et sans coquetterie,
Bien disante et parlante et sans bavarderie;

Révérant les coffrets sertis de pierrerie
Où les reliefs des saints ouvrés d'orfèvrerie
Reposent sur l'autel et sur la broderie;

Sage comme une aïeule en sa tendre jeunesse,
Cadette ayant conquis le plus beau droit d'aînesse,
Grave et les yeux plus clairs que d'une chanoinesse

La sainte la plus grande après sainte Marie.


Charles Péguy
La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc
(Librairie Gallimard, éditeur, 1912)*

 

 

* Pour lire en sa totalité
in Charles Péguy, les Tapisseries, préface de Stanislas Fumet, NRF, Poésie/Gallimard, 1957-1968

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