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lundi, 30 août 2010

adjectif, mon souci

Toutes les lectures de l'été ne furent point aussi vaines que le De l'amour de Stendhal* et L'Éducation senimentale de Flaubert ; j'ai relu L'Échappée belle de Bouvier et je suis tombé sur ce passage qui efface une tenace rancœur datant de ma classe de IVe — soixante ans de rumination — quand le "prof" d'alors m'humilia à propos d'une narration de tempête qui débordait d'adjectifs "hugoliens" : je me souviens  encore avoir décrit, entre autres verbales inflations, des "gouffres d'émeraude" !!!

 

Adjectifs

Gobineau, avec quelques autres de ces flibustiers orientaux déjà cités, m'a ouvert la grande épicerie des adjectifs où je suis allé me servir avec tout le mauvais goût que je me souhaite.

Dans la littérature des années cinquante, temps où j'ai fait mes études, si éprise de rhétorique sartrienne ou d'austérité camusienne, l'adjectif n'avait pas bonne mine. Oh non  ! Il faisait bonbonnière ottomane ou tango argentin gominé. Ce caniche frisotté troublait l'absinthe de Monsieur Teste. La belle phrase - comme on dit « une belle âme » dans les confessionnaux de province - vertueuse, sobre, forte de son seul et inéluctable sens était celle qui s'en passait le mieux. Or, il m'apparut clairement qu'à l'est de Zagreb, on ignorait tout de ces lois somptuaires et de ces édits jansénistes ; on savait, en revanche, qu'on ne peut rendre justice à la stridence d'une cornemuse, au tremblement liquide d'une flûte de Pan, à ces dégringolades chromatiques et si navrantes du « tar » (le luth iranien) sans leur accorder au moins trois adjectifs, enfoncés avec le pouce dans la phrase comme pistache dans la brioche. Gobineau ne l'oublie jamais lorsqu'il fait parler ses personnages : qu'on soit au Caucase, en Arménie, au Turkestan ou en Perse, les destins les plus modestes ou les plus malheureux sont comme soulevés et portés par un discours emphatique, fleuri, compatissant qui aide encore là où la vie n'aide plus et qui relève bien plus d'un vœu pieux et respectable que du mensonge, si mensonger soit-il.

 

Nicolas Bouvier

L'Échappée belle

éloge de quelques pérégrins, p. 88.

 

 

* Dans la dernière émission d'un été avec Philippe SollersLire c'est entendre — celui-ci annonce donner une place très importante à Stendhal dans le  prochain roman qu'il va publier. Tiens ! j'effacerai peut-être  ainsi mon fiasco (!) estival...

 

 

 

 

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