mardi, 26 janvier 2010
l'amour en liste
Je viens de quasiment achevé Vertige de la liste, le bouquin de Umberto Eco que m'a offert, pour l'an 2010, FV.
Je suis assez fier d'avoir publié, tirée de Augustin d'Hippone et non citée, la liste des hérésiarques qu'il combattait. Certes, nous en avions quelques-unes en partage: L'union libre de Breton, le Cortège de Prévert et la plus vertigineuse, celle des animaux de Borges.
Pensant au cinquantenaire de Camus et écrivant qu'en octobre, il ne faudra point oublier Giono, ma fringale de commémorer m'a porté jusqu'en 2011, me souvenant que le 21 janvier 1961, mourait un homme qui a bouleversé et mon sentiment amoureux et ma conception de la littérature ; j'étais dans ma sale petite guerre et dans un jeûn affectif radical ; entre deux opérations, un "chouf" et un "ratissage", j'avais tapé — j'y mis sur mon Olympia quelques heures avec deux doigts, scanner et OCR étant encore inconnus — quatre pages serrées de Moravagine. Et le texte commence par une sacrée énumération des avatars amoureux.
Liste poétique ? chaotique ? Selon la classifcation de Éco, j'opterais pour une liste pratique à l'usage des grands souffrants souhaitant se diagnostiquer leur mal d'amour:
L'amour est masochiste. Ces cris, ces plaintes, ces douces alarmes, cet état d'angoisse des amants, cet état d'attente, cette souffrance latente, sous-entendue, à peine exprimée, ces mille inquiétudes au sujet de l'absence de l'être aimé, cette fuite du temps, ces susceptibilités, ces sautes d'humeur, ces rêvasseries, ces enfantillages, cette torture morale où la vanité et l'amour-propre sont en jeu, l'honneur, l'éducation, la pudeur, ces hauts et ces bas du tonus nerveux, ces écarts de l'imagination, ce fétichisme, cette précision cruelle des sens qui fouaillent et qui fouillent, cette chute, cette prostration, cette abdication, cet avilissement, cette perte et cette reprise perpétuelle de la personnalité, ces bégaiements, ces mots, ces phrases, cet emploi du diminutif, cette familiarité, ces hésitations dans les attouchements, ce tremblement épileptique, ces rechutes successives et multipliées, cette passion de plus en plus troublée, orageuse et dont les ravages vont progressant, jusqu'à la complète inhibition, la complète annihilation de l'âme, jusqu'à l'atonie des sens, jusqu'à l'épuisement de la moelle, au vide du cerveau, jusqu'à la sécheresse du cœur, ce besoin d'anéantissement, de destruction, de mutilation, ce besoin d'effusion, d'adoration, de mysticisme, cet inassouvissement qui a recours à l'hyperirritabilité des muqueuses, aux errances du goût, aux désordres vaso-moteurs ou périphériques et qui fait appel à la jalousie et à la vengeance, aux crimes, aux mensonges, aux trahisons, cette idolâtrie, cette mélancolie incurable, cette apathie, cette profonde misère morale, ce doute définitif et navrant, ce désespoir, tous ces stigmates ne sont-ils point les symptômes mêmes de l'amour d'après lesquels on peut diagnostiquer, puis tracer d'une main sûre le tableau clinique du masochisme ?
Blaise Cendrars
Moravagine, p.61
Le Livre de Poche, n° 275, Paris, 1960
C'est le premier paragraphe ; quatre autres suivent, du même tonneau.
Je pense être, à l'époque, sorti de cette lecture récuré, rincé, allègé, bien décidé à tomber plus que jamais amoureux.
Ce qui peut paraître un oxymore !
23:45 Publié dans Cendrars en bourlingue, les lectures, Les listes, "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (0)
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