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lundi, 09 novembre 2009

« vertige de la liste » les dernières listes

En octobre 1990, lors de la Fureur de lire, je fus invité à lire du "fantastique qui était le thème proposé, cette année-là. Je choisis, avec un soupçon de provocation, de lire "du" Borgès :

J'y lus donc

Le miroir d'encre

l'Argument ornithologique

Le Disque

Le dialogue sur un dialogue

le Désert

Les deux rois et les deux labyrinthes

La Rose

et l'Écriture du dieu.

En troc, je reçus des mains de FV, jeune adjointe à la Culture de ma petite cité, HAZANOUT, un disque de Chants liturgiques juifs. Le premier chant était une lecture en araméen du Zohar. Je lui dédie cette note que j'espère fort borgésienne.

 

 

Si un auteur a cédé dans des pages nombreuses au vertige de la liste — index, nomenclatures, classifications, descriptions, — c'est bien Jorge Luis Borgès.

 

Tirée d'une encyclopédie chinoise — sur le témoignage d'un sinologue réel — cette classification zoologique :

 

« Les animaux se divisent en
a) appartenant à l'Empereur,
b) embaumés,
c) apprivoisés,
d) cochons de lait,
e) sirènes,
f) fabuleux,
g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification,
i) qui se démènent comme des fous,
j) innombrables,
k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau,
l) et cætera,
m) qui viennent juste de casser la cruche,
n) qui vus de loin paraissent des mouches ».


Vingt auparavant, dans Histoire de l'Infamie, Borgès prêtait au jeune empereur Kia King cette proclamation destinée à mettre en garde la population contre les méfaits des pirates :


Des hommes infortunés et nocifs,
des hommes qui piétinent le pain,
des hommes qui font la sourde oreille au cri du percepteur et de l'orphelin,
des hommes dont le linge de corps porte l'image du phénix et du dragon,
des hommes qui mettent en doute la véracité des livres imprimés,
des hommes qui laissent leurs larmes couler en regardant le nord — compromettent le bonheur de nos fleuves et l'antique confiance de nos mers.

 

Plus loin, dans Histoire de l'Éternité, il nous livre le catalogue, en cinq pages, des métaphores — les Kenningar — que les Islandais employaient dans leurs poèmes ; j'en citerai trois :

 

La mer

Toit de la baleine

Terre du cygne

Chemin des voiles

Champ du viking

Prairie de la mouette

Chaîne des îles

 

Le sang

Ruisseau des loups

Marée du massacre

Rosée de la mort

Sueur de la guerre

Bière des corbeaux

Eau de l'épée

Vague de l'épée

 

La mort

Arbre des corbeaux

Avoine des aigles

Blé des loups

 

Borgès  alléguera souvent sa timidité devant la création pure, avouant ses écrits comme "les jeux irresponsables d'un timide qui n'a pas eu le courage d'écrire des contes et qui s'est diverti à falsifier ou  altérer — parfois sans excuses esthétiques — les histoires des autres".

La liste lui fut un de ces jeux qu'en bibliothécaire à l'érudition folle, il pratiqua tour à tour, dans une déraison souriante — la classification zoologique, ci-dessus — ou grave — l'énumération qui suit, extraite du Miroir d'encre :

 

Cet homme mort que je déteste eut dans la main tout ce que les hommes morts ont vu et tout ce que voient ceux qui vivent :

les cités, les climats et les royaumes qui divisent la terre, les trésors cachés dans son centre, les navires qui traversent les mers, les engins qui servent pour la guerre, la musique et la chirurgie, les femmes pleines de grâce, les étoiles fixes et les planètes, les couleurs employées par les Infidèles pour peindre leurs abominables tableaux, les minéraux et les plantes avec les vertus et secrets qu'ils renferment, les anges d'argent qui se nourrissent de louer et de justifier le Seigneur, la distribution des prix dans les écoles, les statues d'oiseaux et de monarques qui sont au cœur des pyramides, l'ombre projetée par le taureau qui soutient la terre et par le poisson qui est sous le taureau, les déserts de Dieu le Miséricordieux.

 

Ailleurs, René Char écrivait :

 

Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire.

Pauvreté et privilège,

in Recherche de la base et du sommet.

 

Sans doute est-ce là, pour l'ordre ou pour le chaos, pour l'oubli ou pour la mémoire, la force de la LISTE !


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