lundi, 15 juin 2009
Viviane et son Enchanté au tombeau 4
.... Merlin s'en alla dans les forêts profondes, obscures et anciennes. Il fut de la nature de son père, car il était décevant et déloyal et sut autant qu'un cœur pourrait savoir de perversité.
Il y avait dans la contrée une demoiselle de très grande beauté qui s'appelait Viviane ou Éviène. Merlin commença à l'aimer, et très souvent il venait là où elle était, et par jour et par nuit. La demoiselle, qui était sage et courtoise, se défendit longtemps et un jour elle le conjura de lui dire qui il était et il dit la vérité. La demoiselle lui promit de faire tout ce qu'il lui plairait, s'il lui enseignait auparavant une partie de son sens et de sa science. Et lui, qui tant l'aimait que mortel cœur ainsi ne pourrait plus aimer, promit de lui apprendre tout ce qu'elle demanderait : « Je veux, fait-elle, que vous m'enseigniez comment, en quelle manière et par quelles fortes paroles je pourrais fermer un lieu et enserrer qui je voudrais sans que nul ne pût entrer dans ce lieu ni en sortir. Et je veux aussi que vous m'enseigniez comment je pourrais faire dormir qui je voudrais.
Merlin lui enseigne ce qu'elle demande et la demoiselle écrit les paroles qu'elle entend, dont elle se servait toutes les fois qu'il venait à elle. Et il s'endormait incontinent. De cette manière, elle le mena très longtemps et quand il la quittait, il pensait toujours avoir couché avec elle. Elle le décevait ainsi parce qu'il était mortel; mais s'il eût été en tout un diable elle ne l'eût pu décevoir, car un diable ne peut dormir. A la fin, elle sut par lui tant de merveilles qu'elle le fit entrer au tombeau, dans la forêt profonde, obscure et périlleuse.
Et celle qui endormit si bien Merlin était la dame du lac où elle vivait. Elle en sortait quand elle voulait et y rentrait librement, joignant les pieds et se lançant dedans.
Voici donc la seconde version de la rencontre de Viviane et de Merlin ; c'est écrit par un jeune homme de dix-huit ans, fils naturel d'une jeune femme, fille d'un camérier du Pape — sait-on encore aujourd'hui ce qu'est un camérier du Pape ?
Inspiré directement du Lancelot-Graal, les premières pages en sont une transcription et elles peuvent paraître pleines de noirceur. Merlin est vraiment le fils de son père, un diable donc décevant et déloyal et (qui sait) autant qu'un cœur (peut) savoir de perversité.
Viviane, sous ses atours sages et courtois, une belle garce, qui dupe un Enchanteur subjugué et si peu lucide. Le château de verre (ou la bulle d'air) n'est qu'un sombre tombeau.
Bref, le commencement est plus un pastiche où un lycéen, meurtri peut-être par de premières amours un peu vachardes, règle sa misogynie adolescente qu'une recréation du mythe Merlin.
Mais à quelle source, dans quelle bibliothèque ce lycéen a-t-il puisé ce savoir ? On saura Apollinaire, grand lecteur pour survivre, de la Bibliothèque Nationale, à l'instar de l'autre grand adolescent des lettres en ce début du XXe siècle, son cadet, Frédéric Sauser dit Blaise Cendrars. Ils s'y rencontreront d'ailleurs. Mais, à dix-huit ans par la grâce de quelle boulimie de lectures, pétries dans quel imaginaire ?
L'écrit, publié en 1904 en revue, sera repris, amplifié pour être édité en 1908 avec des gravures sur bois d'André Derain. Les ajouts au mythe de Merlin sont un délicieux délire érudit d'où surgissent un premier druide, un second druide, Morgane, — la dame qui aime les jeunes gens pour leur braguette, hélas ! trop souvent rembourrée, des sphinx, un hibou, des guivres, des grenouilles, Lilith, trois faux Rois Mages, des elfes, Médée, Dalila, Hélène, l'archange Michel, un rossignolet, un ichtyosaure, Léviathan et Béhémoth, Saint Siméon Stylite, et comme l'Enchanteur n'en finit point de pourrir — il est éternellement pourrissant — auront le temps de surgir des siècles passés, d'autres encore et Énoch, Élie, le Juif errant, Empédocle, Apollonius de Tyane, Salomon et... Socrate !
Une Onirocritique fermera l'ouvrage dans une tonalité rimbaldienne ; le Surréalisme peut naître.
Des vaisseaux d'or, sans matelots, passaient à l'horizon. Des ombres gigantesques se profilaient sur les voiles lointaines. Plusieurs siècles me séparaient de ces ombres. Je me désespérai. Mais, j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme. Des ombres dissemblables assombrissaient de leur amour l'écarlate des voilures, tandis que mes yeux se multipliaient dans les fleuves, dans les villes et dans la neige des montagnes.
Apollinaire a échoué, pour notre heur, dans son exercice de pourrissement : Merlin peut aujourd'hui encore resurgir et faire entendre son cri en forêt de Paimpont, du côté de la Fontaine de Barenton.
À propos, à Houat, le vallon de Lenn Her Hoad était désert ce samedi 13 juin : Gweltas et Taliésin étaient sans doute partis, fuyant la foule des randonneurs, des plaisanciers et des baigneuses du week-end, s'entretenir dans les landes du Tréac'h Béniguet.
J'ai embouqué hier soir l'estuaire de Vilaine, avec un désespoir léger de ne les avoir point rencontrés. Mais d'autres très douces nouvelles m'attendaient à quai.
16:59 Publié dans geste de Myrddin & Viviane, "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Un bonheur de lecture...qui n'a pas de prix!
Écrit par : AURORA | jeudi, 18 juin 2009
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