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samedi, 03 juin 2006

"petites délices"* de lecture

J’avais emporté en mer le Voyage en Italie de Giono et trois bouquins de Jouve...
L’Italie chez l’un et l’autre. Pas tout à fait la même.
Giono/Jouve, adret et ubac de mes lectures actuelles.
Jouve pour la chronique à venir de “Poètes, vos papiers”, un Jouve des profondeurs rouges et noires...
Giono dans les odeurs tièdes du printemps, où, cependant courent des effluves de cruauté.

Quelques éclats de bonheur (il va sur les traces de son Bonheur fou qu’ il a déjà peut-être ébauché) :

La petite façade du Palazzo... me procure aussitôt quelques-unes de ces pensées tristes sans lesquelles un beau matin clair ne saurait être parfait. J’entre dans la cour du Broletto et je suis heureux pendant plus de vingt minutes, comme je l’ai été l’autre soir à Turin, c’est-à-dire sans raison bien déterminée.
C’est un endroit où on attrape le bonheur comme dans d’autres on attrape la peste.
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Or, j'ai le temps ; tout mon plaisir est dans le temps que je perds. Le détail, le fait divers, le faux pas est pour moi d'une saveur extrême et d'un enseignement dont je refuse de me passer. Je suis fort capable de méditation au désert. Chaque fois que je vais en prison, j'y prends le plaisir le plus rare et j'ai compris l'appétit de l'homme pour les couvents ; mais j'aime également la vie quand elle est compliquée. Je me suis efforcé de décrire le monde, non pas comme il est mais comme il est quand je m'y ajoute, ce qui, évidemment, ne le simplifie pas. Je l'ai fait avec ce que je crois être de la prudence. J’entrechoque mes découvertes. Je ne jongle pas.
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Je me promenais sur les pavés qui longent la rangée de façades devant la Loggia Amulia. J'avoue que, si j'habitais Padoue, ce serait ici mon lieu de prédilection. Tout y a du caractère. À chaque instant, ma rêverie était poussée vers de petites délices personnelles*. J'ai déjà éprouvé ce sentiment très voluptueux à Brescia. Voilà encore ce qui me fait dire que je n'ai pas besoin, à toute force, d'art. J'ai été des milliers de fois heureux dans ma vie ; pour l'être encore et de façon nouvelle (puisque depuis j'ai changé) il me suffit de retrouver l'harmonie qui a déjà provoqué une fois le bonheur. La plus belle architecture, la plus belle peinture, la plus belle musique, la plus belle poésie peut m'y aider, bien entendu, mais elle peut aussi être impuissante à le faire et même me gêner. Mon bonheur n'est pas automatiquement créé par la beauté. Rien ne le crée d'ailleurs, mais tout peut le provoquer : voilà qui est plein d'espoir et prolonge aisément la jeunesse du cœur. Les petites bouches se nourrissent mal et vieillissent vite. J'aime le beau et évidemment c'est de ce côté-là que je cherche, mais je dois reconnaître que le laid, et plus terriblement encore, le vulgaire, réussit parfois où le beau a échoué.
Il n'y a rien extraordinaire sur le Prato della Valle, sauf pour moi aujourd'hui, à cinq heures du soir, une lumière et un air, des bruits, des couleurs, des formes qui me comblent d'un bonheur que je suis seul à pouvoir goûter. Pourquoi ne pas le dire ?


Le Monde des Livres d’aujourd’hui, vendredi 2 juin - je suis en province - titre en page 2 :
“Stendhal, le patrimoine national en péril”. Les cinq cahiers autographes du Journal seront mis aux enchères le 20 juin. Une revente "à la découpe" fait craindre la mutilation des manuscrits.
Giono se souvient d'une photographie en tête du tome V du Journal dans une édition moderne ; voici comment il pratique l’art du voyage littéraire

J'avais envie de voir le café Pedrocchi. Je ne tenais plus en place. Il est exactement tel que le représente la photographie qui est en tête du tome cinquième du journal de Stendhal édité par Honoré Champion. Je n'ai pas du tout envie de boire un moka célèbre ni de déguster une glace fameuse. Je tiens à passer, lentement, mais sans m'arrêter. Je veux voir cette terrasse sur laquelle Henri Beyle trouva tant de draw-back mais je veux la perdre de vue tout de suite pour ne pas lui enlever sa valeur romanesque.
C'est fait. J'ai quelques minutes de bonheur très intense. C’est bien pour dire qu’il ne s’agit pas toujours d’art. Nous avons tous notre gibier.


La “valeur romanesque” contre la réalité touristique. Bien vu !

* Blaise Cendrars, dans L'homme foudroyé, pour conclure le chapitre fou où il narre ses amours avec Madame de Patmos, se récite "à satiété" cette règle grammaticale qui lui devient "comme la règle d'or de la poésie :
« Amour, délice et orgue sont féminins au pluriel.
Amours, délices et orgues sont masculines au singulier.»

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