mardi, 22 février 2005
Henri MICHAUX
Au commencement, ce texte.
L’exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier.
Dans le lieu même de la souffrance et de l’idée fixe, on introduit une exaltation telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne et démoniaque — état merveilleux !
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Cette montée verticale et explosive est un des grands moments de l’existence. On ne saurait assez en conseiller l’exercice à ceux qui vivent malgré eux en dépendance malheureuse. Mais la mise en marche du moteur est difficile, le presque-désespoir seul y arrive.
Pour qui l’a compris, les poèmes du début de ce livre ne sont point précisément faits en haine de ceci, ou de cela, mais pour se délivrer d’emprises.
Préface à Épreuves, exorcismes
C’est lu dans le Panorama critique des nouveaux poètes français de Rousselot, que j’ai emporté avec moi dans la petite cantine où sont serrés mes premiers livres.
Au chapitre “Michaux”, MON ROI, LA LETTRE, NOTES DE ZOOLOGIE, et de curieuses ARTICULATIONS :
Et go to go and go
Et sucre !
Sarcospèle sur Saricot
Bourbourane à talico
ou te bourdourra le bodogo
Bodogi.
Croupe, croupe à la Chinon.
Et bourrecul à la misère.
La nuit remue
Le bouquin sera très vite commandé. Il arrivera trois semaines après, en décembre 1955, au petit bureau de poste de la subdivision de Bongouanou, dans le centre-est de la Côte d’Ivoire ; le bureau est tenu par un receveur sérère originaire de Casamance. Au fil des mois, le postier, intrigué par ces petits colis tamponnés “Éditions Seghers”, qui me sont envoyés, me parlera de Senghor.
Vivre à des milliers de kilomètres de mon ouest natal, dans une forêt extraordinaire de beauté et de senteurs, mais où les rares écrits sont d’école, de religion ou de commerce, décuplera le petit bonheur d’ouvrir le précieux colis cartonné, d’enlever une à une les couches du papier qui emballent soigneusement le petit livre.
La maquette des “Poètes d’aujourd’hui” m’est désormais familière : première de couverture vert pomme, avec une encre en gris et noir en guise de portrait qui peut être un visage - plus tard, je l’associerai au terrible supplice décrit dans Pays de la magie (Ailleurs, p.142).
En feuilletant, pas de portrait non plus, une seule photographie : une main fine émergeant d’un poignet de chemise - on cherche les boutons de manchette - qui trace sur une table toute en fouillis de papiers, dossiers, encriers, pinceaux, cendrier : Brassaï a photographié Michaux en 1945 ; mais Bertelé choisit de recadrer, respectant la volonté de Michaux qui “ne veut pas que tout le monde puisse le reconnaître dans le métro” .
Longtemps donc, le lecteur lira sans rien savoir du visage ; seulement cette main, les mots, de curieux dessins ! Alternance qui se dépliera jusqu’au terme de l’œuvre et de la vie : quand Michaux ne peint pas, il parle de peinture ; quand il n’écrit pas, il peint comme des alphabets.
Il aura peut-être été un des rares occidentaux à parvenir à “griffer et inciser” par plume et “caresser et effleurer” par pinceau, la feuille résolvant l’affrontement des calligraphies occidentale et orientale, évoquées par Roland Barthes.
Ce qui s’annonçait dans les premiers textes lus dans le “Panorama” va se déployer : et au delà d'une simple révolte passagère et d’un premier refus.
Quand les mah,
Quand les mah,
Les marécages,
Les malédictions,
Quand les mahahahahas,
Les mahahaborras,
Les mahahamaladihahas,
Les matratrimatratrihahas,
Les hondregordegarderies,
Les honcucarachoncus,
Les hordanoplopais de puru paru puru,
Les immoncéphales glossés,
Les poids, les pestes, les putréfactions,
Les nécroses, les carnages, les engloutissements,
Les visqueux, les éteints, les infects,
Quand le miel devenu pierreux,
Les banquises perdant du sang,
Les Juifs affolés rachetant le Christ précipitamment,,
L'Acropole, les casernes changées en choux,
Les regards en chauves-souris, ou bien barbelés, en boîte à clous,
De nouvelles mains en raz de marée,
D'autres vertèbres faites de moulins à vent,
Le jus de la joie se changeant en brûlure,
Les caresses en ravages lancinants, les organes du corps les mieux unis en duels au sabre,
Le sable à la caresse rousse se retournant en plomb sur tous les amateurs de plage,
Les langues tièdes, promeneuses passionnées, se changeant soit en couteaux,soit en durs cailloux,
Le bruit exquis des rivières qui coulent se changeant en forêts de perroquets et de marteaux-pilons,
Quand l'Épouvantable-Implacable se débondant enfin,
Assoira ses mille fesses infectes sur ce Monde fermé, centré, et comme pendu au clou,
Tournant, tournant sur lui-même sans jamais arriver à s'échapper,
Quand, dernier rameau de l'Être, la souffrance, pointe atroce, survivra seule,croissant en délicatesse,
De plus en plus aiguë et intolérable... et le Néant têtu tout autour qui recule comme la panique...
Oh! Malheur! Malheur!
Oh! Dernier souvenir, petite vie de chaque homme, petite vie de chaque animal,petites vies punctiformes;
Plus jamais.
Oh! Vide!
Oh! Espace! Espace non stratifié... Oh! Espace, Espace!
L’Avenir in Mes Propriétés
Michaux entreprend une quête patiente, méthodique d’outils de langue et de dessin pour descendre dans ses propres profondeurs et élaborer une résistance fondamentale.
«... c’est bien dans ce premier refus, sans rémission, de ce qui est extérieur à lui, et dans l’intense intériorisation qui en résulte qu’il faut d’abord chercher la clé du caractère et de l’œuvre d’Henri Michaux... Non pas absent au monde, non pas indifférent certes, mais trop présent, trop exposé de par son extrême sensibilité : alors avec des mots, comme avec des armes, il lui faudra, bientôt, défendre une autonomie toujours menacée. Écrire sera son combat pour sauvegarder, sa singularité et son altérité. »
René Bertelé - p. 25
Le panaris est une souffrance atroce. Mais ce qui me faisait souffrir le plus, c'était que je ne pouvais crier. Car j'étais à l'hôtel. La nuit venait de tomber et ma chambre était prise entre deux autres où l'on dormait.
Alors, je me mis à sortir de mon crâne des grosses caisses, des cuivres, et un instrument qui résonnait plus que des orgues. Et profitant de la force prodigieuse que me donnait la fièvre, j'en fis un orchestre assourdissant. Tout tremblait de vibrations.
Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler pendant des heures, et parvins à me soulager petit à petit.
Crier in Mes Propriétés
Qui je fus, Mes propriétés, Épreuves,exorcismes, La vie dans les plis emmènent loin, très loin des fugaces révoltes adolescentes.
Autrefois, j’avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire.
Fini, maintenant j’interviendrai.
Michaux voyage, mais ce qu'il écrit tient plus d'un infra-voyage :
Les poètes voyagent, mais l’aventure du voyage ne les possède pas.
De l’abrupt de ce jugement, seul, Blaise Cendrars....!
Nous y parviendrons une de ces semaines à venir.
Écuador, Un barbare en Asie, voyages bien réels.
Voyage en Grande Garabagne, Au pays de la magie, Ici Poddema, enchevêtrements de parcours réels et imaginaires, d'ethnologies étranges, parcourues de bestiaires et de flores. Jusqu’aux prosaïques déplacements de Plume, du restaurant à la nuit des Bulgares, en passant par Casablanca et le Colisée :
...Et si à Rome il demande à voir le Colisée : «Ah ! non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Monsieur voudra le toucher, s’appuyer dessus, s’y asseoir... c’est comme ça qu’il ne reste que des ruines partout.
Tous voyages enveloppés dans un immense Espace du dedans.
« Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?
Signes, symboles, élans, chutes départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.
Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ? »
Postface à Plume
Donc, poussons notre vie à la Michaux. Comme on “traîne un landau sous l’eau”.
Ce sont des efforts continuels, ce ne sont pas jeux de tout repos, des jeux infernaux qui vont jusqu’à l’exténuation.
Voici alors que s’élèvent, élégiaques et désespérés, à relire souvent quand rôdent de sales ombres et des débris sanglants :
Nausée ou c’est la mort qui vient, Repos dans le malheur, Dans la nuit, Qu’il repose en révolte,
Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
Dans l'attelage d'un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l'haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Sur les tapis des paumes et leurs sourires,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
Emportez-moi in Mes propriétés
Nous nous sommes regardés dans le miroir de la mort. Nous nous sommes regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de l’élan décapité, dans le miroir charbonneux des avanies.
Nous sommes retournés aux sources glauques.
La lettre
Labyrinthe
René Bertelé écrit en 1946, ajoutant en juin 1949 une postface :«... l’œuvre d’Henri Michaux reste remarquablement ouverte... Comment prétendre fixer les traits d’une œuvre singulièrement en mouvement et qui...est loin de nous avoir encore livré toutes ses clefs ? »
L’accident horrible de sa compagne l’a approché “des rumeurs de la Mort”.
Le “buveur d’eau”* n’a pas encore été à la rencontre des psychotropes.
Le “Lointain intérieur” va resurgir sous ses doigts de peintre, plus que jamais multiple, fourmillant, agité, furieusement agité.
Et toujours s’étendront les grandes pages, plages nostalgiques :
Paix dans les brisements, Iniji
Ne peut plus, Iniji
Sphinx, sphères, faux signes,
obstacles sur la route d’Iniji
Rives reculent
Socles s’enfoncent
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Iniji hôte éphémère des fosses
des parents, des pinces, des mots
Voici la route lointaine qui ne ramène plus.
Le sein dort qui a donné lé lait.
Le galbe l’a quitté... et l’opale...
Il n’est resté que l’ombre et le soupir des lèvres
Viens, viens, vent d’Aouraou
viens, toi !
Et je n’ai point parlé de l’humour du “chaud” Michaux !
Écrivains, poètes, écrivassiers, tous écrivants quelconques, tous mâles maniant langue et mots, méfiance ! Méfions-nous ! Michaux nous a écrit :
Le pantalon tombé, ils perdent l’alphabet.
Post-scriptum en guise de bibliographie et autres ...graphies
• Michaux ne voulait pas de photographies, il ne voulait pas, non plus, être publié en livre de poche, ni en Pléiade.
À peine était-il disparu, Gallimard s’est empressé de le publier en poche, puis en Pléiade.
À votre gré ! Je demeure d’une fidélité un peu conne : je n’ai jamais feuilleté, ni acheté un Michaux en poche. Mais le trouve-t-on ailleurs qu’en poche et en Pléiade ? Alors !
• Des voix :
Michel BOUQUET quand il n’était pas“président” (!) le lisait avec force, Catherine SAUVAGE gueulait superbement
“Je vous construirai une ville avec des loques, moi...”.
Il est écrit aussi que Germaine Montéro aurait lu la Ralentie !
• Des musiques :
“Épervier de ta faiblesse”, mis en musique par Milan Stibilj avec les Percussions de Strasbourg.
D’autres poèmes par Boulez, Bosseur, Lutoslawsky, Amy, Le Roux.
• Des livres et revues sur :
André GIDE, Découvrons Henri Michaux, Gallimard 1941.
Robert BRÉCHON, Michaux, Idées, Gallimard 1969.
J. M. MAULPOIX, Michaux passager clandestin, Champ Vallon, 1984.
• Trois n° du Magazines littéraire (février 1974 - juin 1985 - avril 1998)
• * Jean-Pierre MARTIN, Henri Michaux, Biographies, NRF, Gallimard, octobre 2003
Une biographie qui peut “choquer” (provoquer un choc) chez les lecteurs de Michaux, mais l’auteur, J. P. Martin, fait précéder son énorme travail d’un avertissement et d’un avant-propos qui ont apprivoisé le vieil effarouché que je suis.
• Sur la Toile :
Eût-il approuvé un tel support ? Allons-y, je m’affranchis, là, de ma très ancienne fidélité :
- Plume, la société des amis d'Henri Michaux
- L'ADPF
- Des textes et des liens sur la Toile
• Les gouaches et encres sont tirées pour la plupart de Émergences-Résurgences, Les sentiers de la création, Albert Skira, éditeur, 1972
20:00 Publié dans "Poètes, vos papiers !" | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Merci pour la page du 22 consacrée à Michaux. Merci pour les bribes d'Iniji qui ne résonne en moi, trente ans plus tard, que par mots mélopée..."ne peut plus, Iniji"... "Viens, viens, vent d’Aouraou, viens, toi ! "
et qu'un de mes enfants a dû enfouir sous une pile de revues informatiques...
Ce fut un déclencheur (dont je te parle ailleurs)et j'ai longtemps vécu dans l'ombre de ses mots et de ses graffitis, fouillant tel un archéologue l'alios de sa pensée, grattant, époussetant et tenant en mes doigts chaque mot, chaque sens comme des perles rares.
Puis j'ai pris mon envol.
A toi...
Écrit par : GH | samedi, 26 février 2005
Oui, je me souviens même qu'Iniji avait d'abord été publié dans "La Quinzaine littéraire" et que c'est lors de cette parution que nous avons commencé à nous entretenir de notre relation à Michaux.
À TOI...
Écrit par : grapheus | samedi, 26 février 2005
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