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mardi, 08 février 2005

René CHAR

René CHAR
...ou le combat avec l’Ange

Aujourd’hui encore, à l’ouverture de ce livre, l’étonnement adolescent, la naïve lecture....
Toutes les lectures qui suivront lecture de ce livre, se tiendront entre
cette déflagration que fut l’une des premières lignes lues

Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel.

jusqu’au geste de se courber au plus ras de la terre
À partir de la courge, l’horizon s’élargit.


En avril 1955, depuis la découverte de Claudel, de Cadou, l'aventure de la poésie moderne me passionne ; à la librairie, je vais droit au rayon où s'alignent les "Seghers". Sous une couverture marron, le n°22 des Poètes d’aujourd’hui.
Une photo du poète : un bel homme mûr au front large, tient “sa clope entre index et majeur”, il ressemble à mon père, c’est pour cette ressemblance et cette beauté que je prends le livre.
C’est René Char ! Les premiers mots lus tiennent de l’aveuglement ; je n’y comprends rien, mais c’est beau. Beau à lire ! Ce qui peut paraître contradictoire avec l’aveuglement.
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Le livre, signé par Pierre Berger, le même qui rédigea “Robert Desnos”, s’annonce “essai”. Soit ! Un essai qui tient de l’hagiographie, long et lyrique commentaire du seul recueil, Feuillets d’Hypnos, qui, d'ailleurs, ne figurera pas dans “les œuvres choisies et textes inédits”, présentés à la fin du bouquin :
Une incantation entre admonestations et objurgations. À l’instar de Char, mais pas du meilleur Char, écriraient les détracteurs et du poète et de l’essayiste.
Écrit sans doute au début des années cinquante, il est marqué par l’effervescence inquiète qui suit la Libération : le monde rêvé des grands idéalistes est investi par les profiteurs de tous bords.
Longtemps, cette introduction au poète me paraîtra aussi obscure, sinon plus, que le texte de Char lui-même.

L’important pour le lecteur, ce sont les citations en italiques de l’essai - je lirai ainsi les Feuillets d’Hypnos.
C’est le choix des œuvres et quelques inédits d’alors - jusqu’aux Matinaux inclus.
Ce sont les photographies - Char avec ses amis de la Sorgue, avec les habitants de Céreste libéré, avec Camus.
C’est un dessin d’Henri Matisse, laissant entrevoir les rapports intenses que le poète entretiendra avec les peintres , ses “alliés substantiels”.
Ce sont les fac-similés des manuscrits - la graphie finement penchée et très lisible.

La collection Poètes d’aujourd’hui, dans sa maquette et son appareil éditorial, offrait ainsi toute une culture du livre qu’ignorait trop souvent l’enseignement traditionnel de la littérature.

Les quelques 120 pages du choix de textes vont être le seul viatique du jeune lecteur jusqu’en 1963, date d’acquisition de La parole en archipel, éditée en 1962.

Cadou, c’était le Végétal, les vents humides, les nuits.
Voici le Minéral, le solaire dans son écrasement, les aubes et les crépuscules.
Tout s’annonce et s’assemble : la beauté, l’amour, la colère, la bonté, la philosophie, la cruauté, l’érotisme, la tendresse....
Les titres des recueils, des poèmes délivrent des aperçus. Pêle-mêle :

.... Arsenal, le Marteau sans maître, L’alouette, Robustes météores, Premières alluvions, Le poème pulvérisé, Le vitrail de Valensole, La révélée, La murmurée, La torche du prodigue, À une sérénité crispée, Le soleil des eaux, Affres détonation silence, Jacquemard et Julia; Dehors la nuit est gouvernée...


L’approche de cet homme, aujourd’hui encore, sera une lutte pour la compréhension, un corps à corps avec ses mots, avec ses images et mes propres émotions.

Salut, chasseur au carnier plat !
À toi, lecteur, d’établir les rapports.

Merci, chasseur au carnier plat.
À toi, rêveur, d’aplanir les rapports.


Ainsi sommé, le lecteur ne peut que continuer avec ce sentiment d’être sur l’arête extrêmement aiguë d’une crête à l’air raréfié. Il faudra beaucoup de jours, des expériences enfin vécues, des rencontres assumées, l’émotion forte d’un moment : s’éclaire alors le texte. Alchimie langagière entre le poème et ma vie.
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dessin de Picasso pour le poème Dépendance de l'adieu


De suite, des évidences martelées qui haussent

Aptitude : porteur d’alluvions en flamme.
Audace d’être un instant soi-même la forme accomplie du poème. Bien-être d’avoir entrevu scintiller la matière-émotion instantanément reine.

Je ne plaisante pas avec les porcs
.


La pensée sage est secouée à la découverte de ces aphorismes, si éloignés des sentences classiques. Et par delà Char, se découvrent ceux d’Héraclite où il affirme l’harmonie des contraires.
Char va prolonger “la route qui monte, descend et est la même” de ce philosophe ancien dit “l’obscur” qui convoque les dieux au coin de son âtre. Char désigne, lui, l’humble carreau de la fenêtre :

Pures pluies, femmes attendues
La face que vous essuyez,
De verre voué aux tourments,
Est la face du révolté ;
L’autre, la vitre de l’heureux
Frissonne devant le feu de bois.

Je vous aime mystères jumeaux,
Je touche à chacun de vous ;
J’ai mal et je suis léger.

la tension de l'arc
L'obsession de la moisson et l'indifférence à l'Histoire sont les deux extrémités de mon arc.

la densité de la foudre
L'éclair me dure.

Héraclitéen, certes, dans l’usage terrien des mots et le concret des moments de vie. On peut aussi l’imaginer devisant dans le jardin d’Épicure : un René Char, philosophe en son jardin.
Car il faut avoir longuement observé la terre et la rivière pour nommer le serpent, le lézard, le rouge-gorge, la truite,
Rives qui croulez en parure
Afin de remplir tout le miroir
Gravier où balbutie la barque
Que le courant presse et retrousse,
Herbe, herbe toujours étirée,
Herbe, herbe jamais en répit,
Que devient votre créature
Dans les orages transparents
Où son cœur la précipita ?

avoir quotidiennement surveillé la pousse des végétaux
Si les pommes de terre ne se reproduisent plus dans la terre, sur cette terre nous danserons. C’est notre droit et notre frivolité.

On n’enfonce pas son pied dans la source
Pour paraître l’égal de l’amandier

...Jadis l’herbe avait établi que la nuit vaut moins que son pouvoir, que les sources ne compliquent pas à plaisir leur parcours, que la graine qui s’agenouille est déjà à demi dans le bec de l’oiseau. Jadis terre et ciel se haïssaient, mais terre et ciel vivaient....

Salut, poussière mienne, salut d’avance, joyeuse, devant les pattes du scarabée.


Les premiers dialogues entre langue et peinture vont s’écrire dans la fréquentation de Corot, de Courbet, de Georges de la Tour ; Char a dit sa reconnaissance à ce dernier dont la reproduction du Prisonnier l’accompagna dans le maquis et par la suite, jusqu’au terme final.
Il relate dans La Fontaine narrative une rencontre nocturne avec une inconnue alors qu’il vient d’achever un “poème qui (lui) a beaucoup coûté
Madeleine à la veilleuse



Je voudrais aujourd’hui que l’herbe fût blanche pour fouler l’évidence de vous voir souffrir : je ne regarderais pas sous votre main si jeune la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d’autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution.


Dommage que les beautés obscures s'enlisent dans le bric-à-brac surréaliste, dans des pages aux pans aussi lisses que des parois à pic... Parfois, le lecteur doit-il craindre une incompréhension définitive ? À moins que....
Dans le tohu bohu surréaliste, l’hermétisme passait ; ce sera plus difficile quand, aux fureurs de jeunesse, s’ajouteront des préciosités et d’obscures, très obscures admonestations .
Fallait-il absolument écrire et faire éditer tel ou tel recueil qui, pour n’être point trop mince, demandait des ajouts comme autant de quincailleries inutiles, qui trouent les derniers livres, pour vendre, pour vivre ?
Et si peu d’humour ! Ne passons point sous silence ; cependant, allons au-delà.

Il est de grands cris
Placard pour un chemin des écoliers

Enfants d’Espagne, — ROUGES, oh combien, à embuer pour toujours l’éclat d’acier qui vous déchiquète ; — À vous.

C’est écrit en mars 1937
Le Placard s’achève sur une tendre et grave balade, Compagnie de l'écolière
Je sais bien que les chemins marchent
Plus vite que les écoliers
Attelés à leur cartable
Roulant dans la glu des fumées
Où l'automne perd le souffle
Jamais douce à vos sujets
Est-ce vous que j'ai vue sourire
Ma fille ma fille je tremble.

N'aviez-vous donc pas méfiance
De ce vagabond étranger
Quand il enleva sa casquette
Pour vous demander son chemin
Vous n'avez pas paru surprise
Vous vous êtes abordés
comme coquelicot et blé
Ma fille ma fille je tremble

La fleur qu'il tient entre les dents
Il pourrait la laisser tomber
S'il consent à donner son nom
À rendre l'épave à ses vagues
Ensuite quelque aveux maudit
Qui hanterait votre sommeil
Parmi les ajoncs de son sang
Ma fille ma fille je tremble

Quand ce jeune homme s'éloigna
Le soir mura votre visage
Quand ce jeune homme s'éloigna
Dos voûté front bas et mains vides
Sous les osiers vous étiez grave

Vous ne l'aviez jamais été
Vous rendra-t-il votre beauté
Ma fille ma fille je tremble

La fleur qu'il gardait à la bouche
Savez-vous ce qu'elle cachait
Père un mal pur bordé de mouches
Je l'ai voilé de ma pitié
Mais ses yeux tenaient la promesse
Que je me suis faite à moi même
Je suis folle je suis nouvelle
C'est vous mon père qui changez.


Il est vrai que dans le même Placard, il est des jouets étranges qui tiennent de la quincaillerie évoquée plus haut.
Il nous faudra, avec Célia, six ans et Noémie, neuf ans, tenter à voix haute l'Exploit du cylindre à vapeur.

N’y aurait-il qu’une lecture à sauver - le livre à emmener sur l’île déserte ?
Ce sont les Feuillets d’Hypnos, les carnets de maquis, édités en 1946 - Char avait, de 1940 à 1944, décidé le silence - qui questionnent la nécessaire et juste violence, dont la concision devrait inspirer les plumitifs va-t'en guerre et autres guérilleros trop bavards.
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couverture pour le cahier de L'Herne - 1971


Cet homme m’a aidé à me tenir debout.
Je rêve d’un pays festonné, bienveillant, irrité souvent par les travaux des sages en même temps qu’ému par le zèle de quelques dieux, aux abords des femmes
Le 45e feuillet d’Hypnos.


Le post-scriptum qui aussi une brève (!) bibliographie et plus...
René CHAR, Œuvres complètes, introduction de Jean Roudaut, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.
En Poésie/Gallimard, au moins neuf recueils.

• Sur l'œuvre, depuis les années cinquante, beaucoup d’approches avec des visées très différentes : de Greta Rau (1957) à Paul Veyne (1990) en passant par............................etc.
• Sur l'homme, une biographie récente de Laurent Greilsamer, L'éclair au front, chez Fayard, en 2004
L’ensemble peut - fera - l’objet d’une chronique ultérieure. Pourquoi pas ?
Pierre Boulez a composé des musiques sur le Marteau sans maître et le Soleil des eaux
Terres mutilées, montages de textes, dits et chantés, par Hélène Martin.

Mais, l’incontournable qui m’a ouvert les chemins de la poésie et de la littérature en tous ses états :
Georges MOUNIN, La communication poétique, précédé de Avez-vous lu Char ?, les Essais CXLV, NRF Gallimard, 1947, réédité en 1969.
En espérant qu’il ne soit point épuisé.

La Toile se prête à la littérature aphoristique et au voisinage des poètes et des peintres : René Char se dissémine - se dissimule (!) - sur pas mal de sites, blogues et groupes de discussions.

• Pour entendre Char dit par d’autres que par lui-même, un nom, un seul : Laurent TERZIEFF.

Commentaires

Une troisième "lecture du mardi" aussi belle et riche que les précédentes. On a déjà peur des inévitables "mardis sans...".

Écrit par : Florence Trocmé | mardi, 08 février 2005

C’est bon votre Website! (Excusez ma langue: je suis pas français mais hollandais, ma profession est médecin-microbiologiste). “le lecteur ne peut que continuer avec ce sentiment d’être sur l’arête extrêmement aiguë d’une crête à l’air raréfié.. etc.”: je le reconnais très bien. En 1970 par la lecture de Heidegger j’ai trouvé Char et pendant des annéees j’ai acheté tous les livres sur Char: de Gréta Rau jusqu’ à Greilsamer. De tous je préfère Gréta Rau (comme introduction) et naturellement George Mounin. Ce weekend j’ai lu Evert van der Starre, Au ras de texte (douze Études sur la litterature française de l’après-guerre) Ed.: Rodopi, Amsterdam-Atlanta 2000, pg. 144 -155, une analyse de ‘Redonnez-leur’. Par cet article fascinant j’ai compris ‘Redonnez’ comme un ‘Ars poetica’ comprimé de Char. Drôle votre remarque sur le manque d’humour. C’est vrais et, je pense, que c’est le fruit de l’interprétation de Char de l’être poète comme une mission prèsque sacrale (pareille à par exemple Hölderlin).
Anno Lampe, La Haye

Écrit par : Anno Lampe | dimanche, 03 avril 2005

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