Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 03 novembre 2009

« Vertige de la liste » ? Voici mon premier vertige

à Nicléane, pour la soirée du 4 août 1971

 

Éveil relativement matinal : dans les écouteurs, c'est Antoine Compagnon qui tente de désemmêler les transcendances alambiquées de la littérature selon Maurice Blanchot ! Demain, il abordera Montaigne et Stendhal. Ça ira sans doute mieux. Décidément Blanchot me sera un impénétrable.

 

L'heure qui suit pourrait être de la même eau s'il ne s'agissait que de feuilletter L'œuvre ouverte, Lector in fabula ou Les limites de l'interprétation ; car il n'est pas triste non plus le bonhomme Umberto Eco quand il théorise sur le Texte.

Quoique quelques chapitres de ces trois bouquins évoqués sont fort éclairants sur mes modestes comportements de lecteur : Le lecteur modèle, par exemple. Et puis, il a fort bien vulgarisé le tout dans les quatre-vingt-dix pages de sa mince mais savoureuse Apostille au nom de la Rose.

Ce matin, il est donc, après Compagnon et Blanchot,  le suivant. Invité sur France Cul pour ses « listes », ou plutôt son Vertige de la liste et ce qu'il met en listes au Louvre. Pourquoi, diable, s'est-il rasé la barbe ?

À chacun ses « listes » donc !

 

Il m'est difficile de larguer une enfance religieuse et mes premières listes furent les litanies :



Litanies de tous les saints
Litanies de la Vierge
Litanies du Sacré-Cœur



et leurs lancinants répons, inlassablement répétés par la foule des fidèles, soit, dans l'ordre et selon la contrée, en français, en latin et en breton :

 

Priez pour nous
Ora pro nobis
Pedet aveit-omb.

 

Litanies, répertoires, dénombrements, énumérations, classements, inventaires, catalogues. L'ivresse de leur profération fut sans doute d'abord dans l'ordre de l'oralité. Homère le donne à entendre.


οὐδ᾽ εἴ μοι δέκα μὲν γλῶσσαι, δέκα δὲ στόματ᾽ εἶεν,

φωνὴ δ᾽ ἄρρηκτος, χάλκεον δέ μοι ἦτορ ἐνείη

 

aurais-je et dix langues, et dix bouches,

et une infatigable voix, et des poumons d'airain.


Listes closes, listes ouvertes qui faussement s'achèvent sur des points de suspension ou mieux sur un « et cætera », mais alors sans les points de suspension qui seraient une erreur typographique.

 

Une note de blogue pourra difficilement rendre lisibles les six pages de l'Iliade en son Chant II, 490, célébrant la flotte grecque qui mouilla sous Illion. Entendons les  vaisseaux noirs, les vaisseaux creux, les vaisseaux aux joues fardées de rouge.

 

Laissons aussi les cent jeux de Gargantua et ses cinquante façons de se torcher le cul.

 

Il est vrai que je n'ai lu intégralement que les quatre-vingt dernières pages de l'Ulysse de Joyce. J'aurai donc raté jusqu'à ce jour les inventaires et autres énumration qui meublent les cent pages précédentes.

 

Et encore Prévert et Borgès dans les chaos et les ruptures.

 

Ce soir, je livre ma première « liste ». Blason du corps plus que nu, elle est litanique, elle est amoureuse, elle est incantatoire, elle vibre de toutes les sensualités minérales, végétales, animales.

Ce sont mille langues, mille bouches au cœur de mille nuits qui seules peuvent la proférer, la murmurer.

 

Ma femme à la chevelure de feu de bois

Aux pensées d'éclairs de chaleur

A la taille de sablier

Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre

Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de
 dernière grandeur

Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche

A la langue d'ambre et de verre frottés

Ma femme à la langue d'hostie poignardée

A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux

A la langue de pierre incroyable

Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant

Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle

Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre

Et de buée aux vitres

Ma femme aux épaules de champagne

Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace

Ma femme aux poignets d'allumettes

Ma femme aux doigts de hasard et d'as de coeur

Aux doigts de foin coupé

Ma femme aux aisselles de martre et de fênes

De nuit de la Saint-Jean

De troène et de nid de scalares

Aux bras d'écume de mer et d'écluse

Et de mélange du blé et du moulin

Ma femme aux jambes de fusée

Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir

Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales

Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent

Ma femme au cou d'orge imperlé

Ma femme à la gorge de Val d'or

De rendez-vous dans le lit même du torrent

Aux seins de nuit

Ma femme aux seins de taupinière marine

Ma femme aux seins de creuset du rubis

Aux seins de spectre de la rose sous la rosée

Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours

Au ventre de griffe géante

Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical

Au dos de vif-argent

Au dos de lumière

A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée

Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire

Ma femme aux hanches de nacelle

Aux hanches de lustre et de pennes de flèche

Et de tiges de plumes de paon blanc

De balance insensible

Ma femme aux fesses de grès et d'amiante

Ma femme aux fesses de dos de cygne

Ma femme aux fesses de printemps

Au sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque

Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens

Ma femme au sexe de miroir

Ma femme aux yeux pleins de larmes

Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée

Ma femme aux yeux de savane

Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison

Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache

Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.


André Breton

L'union libre

Clair de terre (1931)