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mercredi, 30 mars 2016

Nerval en mars

Joseph Garoff, mon professeur de Lettres, était un grand prof. Je l'avais eu en IIIe, il m'avait entraîné à bicyclette vers la Turmelière humer l'enfance de Joachim Du Bellay ; en 1953/1954, il plaçait déjà Gérard de Nerval dans le quintette des grands Romantiques, aux côtés de Lamartine, Hugo, Vigny et Musset. J'ai toujours mon cahier de littérature des XVIII et XIXèmes siècles. Où avait-il puisé ce qu'il nous enseignait ? Dans ces années-là, le Lagarde et Michard de l'enseignement public n'était pas plus en avance sur le "gentil Gérard" que le Manuel de littérature du chanoine Des Granges qui sévissait dans l'enseignement dit "libre".
La mise en mineur du grand Romantique aurait sévi jusqu'à la fin de la décade des années 60.

Où Garoff avait-il donc puisé le matériau pour son cours ?

EL DESDICHADO
est le seul sonnet tant murmuré dans les songeries adolescentes, qu'aujourd'hui encore je puis le dire de mémoire — un des plus grands sonnets de notre langue :

Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.


Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.



Suis-je Amour ou Phœbus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;

J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…



Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

 

Dans Gênes, sous-titré L’épine d’Ispahan, le plus long récit (170 pages) de BOURLINGUER, Cendrars vient de citer en son entier la sixième Chimère, Artémis, illustrant son deuxième péché capital, la Luxure (fornicatio) ; il renvoie par un astérique à la note 9.

La Treizième revient... C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, — ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement :
C’est la mort — ou la morte... Ô délice ! ô tourment !
La rose qu’elle tient, c’est la rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule,
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?

Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux ;
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle ;
— La sainte de l’abîme est plus sainte à mes yeux !

Voici la note :

 ....Cher  Gérard de Nerval,  homme des foules, noctambule, argotier, rêveur impénitent, amant  neurasthénique des petits théâtres de la capitale et des grandes nécropoles d'Orient, architecte du temple de Salomon, traducteur du Faust, secrétaire  intime de la  reine de Saba, druide et eubage, tendre vagabond de l'Ile-de-France, dernier des Valois, enfant de Paris, bouche  d'or, tu t'es pendu dans une bouche d'égout après avoir projeté au ciel de la  poésie, devant lequel ton ombre se balance et ne cesse de grandir entre Notre-Dame et Saint-Merry, les Chimères de  feu qui parcourent ce carré du ciel en tous sens comme six comètes, échevelées et consternantes. En faisant appel à l'Esprit nouveau tu as troublé pour toujours la sensibilité  moderne :  l'homme d'aujourd'hui ne pourra plus  vivre sans cette angoisse :

L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle...
Horus, str. III, v. 9

Qu'il me soit permis de citer encore une strophe qui, avec d'autres vers épars dans les Chimères, est une des clefs secrètes du présent récit :

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as  consolé
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie
La  fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé
Et la treille où le pampre à la rose s'allie

El Desdischado, str. II, v. 5 à 8

Blaise   CENDRARS
BOURLINGUER   —  "Gênes"
Notes  pour  le  lecteur  inconnu
p.  267-268, 9.

 

 Et voilà que plus de soixante après, lors des Mardis littéraires de l'Université Permanente de Nantes débarque Agnès Spiquel, qui en quatre leçons magistrales nous a ouvert des perspectives très neuves portées par une parole passionnée sur un Nerval révolté, fils de Cain, retiré dans les entrailles en flamme de la Terre, dont la filiation est la cohorte de ceux qui refusent et le dieu et le roi, enfants du feu opposés aux enfants du Limon,les fils d'Abel.

• Nerval ? la quête de l'étoile (1) - le "gentil" Nerval.
L'itinéraire personnel et littéraire de celui en qui ses contemporains ont vu un doux rêveur, un poète de second plan, sans percevoir combien il était marqué au sceau de l'incandescence - rêve, désespoir, folie.
• Nerval, la quête de l'étoile (2) - à travers l'espace et le temps
Comment Nerval explore passionnément les « ailleurs » de l'espace et du temps : les bas-fonds et les environs de Paris, le Valois, l'Italie, l'Orient - et aussi les coutumes du passé, les mythes et croyances des civilisations anciennes ; comment son écriture rend limpide le déchiffrement de ce réel travaillé par le rêve.
(Promenades et souvenirs ; Nuits d'octobre ; Voyage en Orient)
• Nerval, la quête de l'étoile (3) - les enfants du feu.
Comment le mythe des enfants du feu, établi dans l'un des contes du Voyage en Orient, se déploie dans les nouvelles des Filles du feu et quels en sont les enjeux pour l'humanité et pour le poète.
• Nerval, la quête de l'étoile (4) - des Chimères à Aurélia.
Comment le bref recueil poétique des Chimères, qui vient clore Les Filles du feu, retrace à la fois l'itinéraire d'un « je » marqué par le deuil et la révolte, et celui d'une humanité en quête de sens ; et comment on peut le faire dialoguer avec Aurélia (qui le suit de près) où Nerval retrace une expérience de descente aux enfers de la folie, la quête d'un féminin salvateur et les voies mystérieuses du salut pour celui qui a tout perdu, le déshérité, « El Desdichado ». »

Je relis enfin les cinq sonnets du Christ au Mont des Oliviers, abandonnés depuis soixante-trois ans, peut-être parce que ils m'étaient illisibles, embrumés par je sais trop quelle espérance,

En cherchant l'œil de dieu, je n'ai vu qu'un orbite
Vaste, noir et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde, et s'épaissit toujours...

S'éloignant de la folie et du deuil, revient la douce nostalgie d'une adolescence amoureuse,

Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde* aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

Fantaisie, in Odelettes

 

En quittant l'amphi Kernéis, hier soir, je n'ai pu m'empêcher de remettre à Agnès Spiquel — elle avait sollicité nos réactions de lecteurs : je n'ai pas osé la questionner sur la filiation entre Nerval et Théophile de Viau, autre fils de Caïn — auteur des dix Odes de la Maison de Sylvie, écrites lors de son incarcération à la Conciergerie en 1623 —, la Note au lecteur inconnu de Cendrars, citée plus haut, et naguère dans ce blogue à la date du 28 décembre 2005.

Je lui ai glissé, quasi en catimini, un "pos-it" gauchement rédigé sur ce qui m'intrigua toujours de ces deux premières phrases d'Aurélia :

Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible.

et dont je n'ai trouvé la source que ces dernières années en reprenant Homère lors un atelier de Grec Ancien,

δοιαὶ γάρ τε πύλαι ἀμενηνῶν εἰσὶν ὀνείρων·
αἱ μὲν γὰρ κεράεσσι τετεύχαται, αἱ δ᾽ ἐλέφαντι·

Il est deux portes dans le vacillement des Rêves,
l'une étant de corne, l'autre est d'ivoire.

C'est au Chant XIX de l'Odyssée : Pénélope s'entretient du rêve d'un Retour, avec Ulysse qu'elle n'a pas encore reconnu.

 

À l'instar de Virgile — Énéide, VI, 894 — Gérard avait attentivement lu Homère.

 

*Ma liberté de lecteur licencieux m'aurait bien fait substituer à "Blonde" le qualificatif "Brune" ; le décasyllabe en eût été respecté.

Brune aux yeux noirs en ses habits anciens.

lundi, 21 mars 2016

au petit matin

 

Deux mots, ce matin entendus avant le lever du soleil, Altérité et Généalogie d'un territoire, deux mots qui me renvoient aux premiers mois du jeune adulte que je deviens, parce que, soixante déjà, c'est le grand départ vers l'Altérité, l'Autre et vers des territoires ignorés quasi inconnus dont la mince cartographie se résume à un carte Michelin bien succincte.


L'altérité — donc l' ÉTRANGER que je vas devenir, — pas l'autre, mais moi, l'étranger isolé seul chez les barbares dans ces paysages inconnus, ces odeurs nouvelles et cet intime qui va s'ouvrir, qui s'ouvre, la Barbare, Femme première qui va m'ouvrir, s'offrir, sans soumission, parfois avec rudesse dans sa tendresse — Jeune voyageur sorti des brumes que sais-tu de l'univers des Autres ? —  le monde ignoré de ces cartographies que mes maitres ne m'ont point enseignées