mardi, 18 février 2014
« un homme qui n'a pas la clef de son derrière »
Comme l'écrivassier de ce blogue qui passe des millénaires avant notre ère à des siècles voisins : aujourd'hui, Denis Diderot, demain Charles Péguy. L'un entre chiasse, acide urique et déconvenue amoureuse, l'autre — ce sera demain, après-demain ou un autre jour — me ramenant au bonheur du sonnet.
Ce jour, l'amant de Sophie Volland.
le 5 juin 1765
Si je souffre !
Plus que jamais, et je le mérite bien. Je mangeai comme un louveteau, ou comme notre ami M. Gaschon, quand le dîner est délicat. Je bus des vins de toutes sortes de noms ; un melon d'une perfidie incroyable m'attendait là; et croyez-vous qu'il fût possible de résister à un énorme fromage glacé ; et puis des liqueurs et puis du café ; et puis une indigestion abominable qui m'a tenu sur pied toute la nuit, et qui m'a fait passer la matinée entre la théière et un autre vaisseau qu'il n'est pas honnête de nommer. Dieu merci, me voilà purgé pour dix ans ; et peut-être que cette débâcle emportera le rhumatisme que j'appellerai ma goutte, quand il me plaira; car quand la poitrine est bien j'ai un pouce à la main gauche qui me fait un mal de diable.
Tout cela n'est rien. Il n'y a dans ce monde qu'un bien et qu'un mal réel ; et heureusement la part que je prétends au bonheur est en bonne main. Je ne vous vois jamais bien portante, bien aimante, que je ne me moque du sort. Il ne peut m'attaquer qu'en vous qui ne lui laissez, ma foi, guère de prise.
J'ai dîné chez moi avec deux œufs frais ; je suis venu ici sur les quatre heures où j'ai trouvé votre billet, et j'y réponds qu'il n'est guère possible à un homme qui n'a pas la clef de son derrière, et à qui un cahot peut faire jeter les hauts cris de s'embarquer, quelque attrait qu'il ait pour le voyage et les voyageuses. Si vous vouliez renvoyer la partie à mardi ou mercredi, j'en serais sans manquer...
Mille amitiés et mille respects. Je m'étais engagé par tous les sacrements du monde à dîner aujourd'hui dans votre voisinage, et grâce à mon indisposition, en laquelle j'ai vu, par une réponse qu'on m'a faite, qu'on n'avait pas grande foi, me voilà brouillé avec toute une maisonnée. Je m'ennuie bien d'être sans cesse ou par ma santé ou par mes occupations l'homme aux contretemps. Quand est-ce donc que je me porterai bien et que je n'aurai rien à faire que de vous aimer et que de vous en donner de vieilles preuves que vous trouverez toujours nouvelles?...
Bonsoir, mon amie. Je vous salue et vous embrasse comme hier. Je me méfierai à l'avenir de l'appétit que donne l'amour. Bonsoir, bonsoir.
Tirée de Lettres à Sophie Volland, en Folio Classique, édition établie et présentée dans une préface éclairante sur cette vie "philo-amoureuse" de Diderot,"obligé d'être à la fois Socrate et Platon, (pouvant) encore songer à une Aspasie en la personne de Sophie". Hélas ! aucune lettre de la correspondante bien- aimée.
11:15 Publié dans les lectures | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Je fréquente aussi le père Denis, ces jours-ci et j'espère qu'à cet âge, il avait au moins des flanelles.
Écrit par : Le Morse | mardi, 18 février 2014
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