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samedi, 04 mars 2006

Antonin ARTAUD, le 4 mars 1948

Antonin Artaud ?
Est-on dans la poésie ? La littérature ? L’écriture ?
En deçà. Au delà.

medium_artaud1.jpg



Le n° 66 de la collection Poètes d’aujourdhui
, paru en février 1959, est acheté à Nantes le jour même de mon retour en Algérie, le 7 octobre 1960. Comme pour les trois titres précédents, Rousselot, Supervielle et Essénine, la lecture de l’essai de Georges Charbonnier sur Artaud est le confluent d’une histoire amoureuse avec An et d’échanges littéraires intenses - trop littéraires, sans doute -, puisque l’amour s’effacera de par ma seule et piteuse responsabilité dans les mois qui suivirent ma reprise des “crapahuts” dans les djebels.


Tant il est vrai que si l’amour vient à manquer il n’est nul héritage
Qui puisse combler la vacuité des sens et cette absence de corsage



écrit Cadou évoquant la liaison d’Apollinaire et de Madeleine.
Cadou qui était, à An et moi, découverte et passion adolescentes communes, Cadou, une fois de plus qui fut l’ouvreur du chemin à Artaud :

Avec tes yeux comme une sonnerie bloquée Antonin
Comme un printemps foutu
Avec tes mains
Tes mains sur les barreaux de l'asile Antonin
Tes mains sur les fils électriques
Sur l'espagnolette sur la poésie partout
Antonin partout
Tes mains sur ton front pressées
Sur tous les corps de jeunes filles
Sur la campagne de Rodez
Antonin la campagne
Tu pêcherais dans la rivière
Avec une arbalète Antonin
Avec toutes les femmes
À même
À même la poésie Antonin
Et pas de camisole
Pas de frontières
Pas de répit surtout

 

Hélène ou le règne végétal - 1948



René Char suivra plus tard.

L’accès ne fut guère aisé, Georges Charbonnier étant, à ma connaissance, le premier à rompre avec la charte éditoriale de la collection : le choix des textes était supprimé ; bibliographie, dessins, portraits et fac-similés maintenus.

AVERTISSEMENT. Dans cet ouvrage, faute de place, et pour mieux conserver aux remarques qui le constituent, leur caractère d’essai, il a paru préférable de sacrifier tout détail historique ou anecdotique à l’approche des textes d’Antonin Artaud.
Antonin Artaud est né à Marseille le 4 septembre 1896. Dès sa jeunesse il séjourne dans une maison de santé. La vie entière d’Artaud s’écoulera sur la scène, sur le plateau, à l’asile. Le plus long séjour à l’asile dure neuf ans (Le Havre, Sotteville-lès-Rouen, Sainte-Anne, Ville-Évrad, Rodez).
Pour la société, Antonin Artaud est un drogué et un aliéné. Il n'a fait « carrière » ni au théâtre, ni au cinéma, ni dans la littérature.
L'histoire d'Antonin Artaud est celle d'un homme qui n’avait pas choisi d’être ; qui, étant, n'avait pas choisi son corps. (Un jour, cet homme constate qu’il ne sait pas choisir ses mots.............
Antonin Artaud est mort le 4 mars 1948 à Ivry.
Antonin a fait mot son corps....


De quoi laisser pantois, le lecteur ! Secoué par la violence des textes, ceux de Artaud, mais aussi par le commentaire de Charbonnier.
Plus que pantois, pantelant.
J’ai souvent eu l’envie de chambouler les deux seuls repères :
Artaud ? Pourquoi pas né le 4 mars 1896, mort le 4 septembre 1948. Expulsé avant d’être né, les os de sa momie tintinnabulant longtemps après son affaissement au pied de son lit.

ce corps inemployable
fait de viande et de sperme



Et ÇA va se lire dans les affres de la contre-guérilla, les embuscades nocturnes, les sueurs des ratissages, les soirées avinées des pitons, le staccato lointain d’un accrochage au flanc d’un djebel, les amours désertées.

Charbonnier va entrelacer, à travers onze parties précédées d’un avant-propos, les textes et ...cris d’Artaud et ses analyses de l’œuvre.
L’avant-propos laisse entendre les tensions et les petits scandales qui semblent jusqu’à nos jours animer les clans qui se partageraient Artaud et le droit de publier ou non les textes.

« LEUR Antonin Artaud qu’ils le gardent.
Le nôtre est celui qui leur échappe. »


Georges Charbonnier ? Il faudra bien qu’un jour France Cul (ou un quelconque étudiant ou chercheur ) nous livre un travail - ou un hommage - sur cet homme de radio qui, des décades durant , s’entretint avec écrivains, peintres, musiciens : Lévy-Strauss, Borgès, Audiberti, Barthes, Masson, Varèse, Queneau, Butor, Leiris, Giacometti et d’autres...

Le bouquin est écrit dix ans après la mort d’Artaud.

Antonin Artaud « retranché »
La création d’Antonin Artaud
Le corps étranglé d’Antonin Artaud
Antonin envoûté
« Toute l’écriture est de la cochonnerie »
Le sexe
« Tout vrai langage est incompréhensible »
Le Mexique
Le théâtre
Le théâtre de la cruauté
Ceux qui ont la face sempiternelle pour eux.



Une approche lente sera nécessaire pour assimiler. Tout un monde inconnu qui surgit : la folie, l’insulte, le sexe, les normes dynamitées, l’obscénité, la révolte, la rage...
Des pages seront ignorées. Par crainte ? Par répulsion ? Par difficultés de compréhension ?
Il me faudra attendre la parution de l’Ombilic des limbes et du Pèse-nerfs en Poésie/Gallimard pour entrer dans cette langue.

Une photo va marquer tout autant que le texte, une de la si poignante série réalisée par Denise Colomb. Agrandie en 40x50, elle sera collée sur un contreplaqué et me suivra dans tous les coins de lecture et d’écriture de pendant quarante ans dans mes tribulations, elle est toujours là, posée par terre, sombre interrogation !
Peut-être m’a-t-elle tout autant apporté réponse aux questions que me faisait poser Artaud : ce glissement des mots, cette faille qui s’insère entre langue et pensée, le moment de la perte quand s’insinue la folie :

medium_artaud2.jpg

 

Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.

Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.

Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée. Je suis celui qui a le mieux repéré la minute de ses plus intimes, de ses plus insoupçonnables glissements. Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre subitement dans sa pensée.
Je suis celui qui connaît les recoins de la perte.

Sous cette croûte d'os et de peau, qui est ma tête, il y a une constance d'angoisses, non comme un point moral, comme les ratiocination d'une nature imbécilement pointilleuse, ou habitée d'un levain d'inquiétudes dans le sens de sa hauteur, mais comme une (décantation)
à l'intérieur,
comme la dépossession de ma substance vitale,
comme la perte physique et essentielle
(je veux dire perte du côté de l'essence)
d'un sens.


Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états.
« Mais c'est normal, mais à tous le monde il manque des mots, mais vous êtes trop difficile avec vous-même, mais à vous entendre il n’y paraît pas, mais vous vous exprimez parfaitement en français, mais vous attachez trop d'importance à des mots. »
Vous êtes des cons, depuis l'intelligent jusqu'au mince, depuis le perçant jusqu'à l'induré, vous êtes des cons, je veux dire que vous êtes des chiens, je veux dire que vous aboyez au dehors, que vous vous acharnez à ne pas comprendre. Je me connais, et cela me suffît, et cela doit, suffire, je me connais parce que je m'assiste, j'assiste à Antonin Artaud.

Le Pèse-nerfs



La folie et, nouvelle, la douleur :

Cette douleur plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité la plus pure à cet emplacement de la sensibilité où les deux mondes du corps et de l’esprit se rejoignent....
...................................
Mais cet effritement qui atteint ma pensée dans ses bases, dans ses communications les plus urgentes avec l'intelligence et avec l'instinctivité de l'esprit, ne se passe pas dans le domaine d'un abstrait, insensible où seules les parties hautes de l'intelligence participeraient. Plus que l'esprit qui demeure intact, hérissé de pointes, c'est le trajet nerveux de la pensée que cet effritement atteint et détourne. C'est dans les membres et le sang que cette absence et ce stationnement se font particulièrement sentir.
medium_manuscportr.jpg

Un grand froid,
une atroce abstinence,
les limbes d'un cauchemar d'os et de muscles, avec le sentiment des fonctions stomacales qui claquent comme un drapeau dans les phosphorescences de l'orage.
Images larvaires qui se poussent comme avec le doigt et ne sont en relations avec aucune matière.

Fragments d’un journal en enfer


Qui atteignit jamais cette atroce frontière ?

Je suis stigmatisé par une mort pressante où la mort véritable est pour moi sans terreur.



Je laisserai vides les cases “théâtre”, “peyotl” : j’y suis très nettement mal à l’aise.
Mais comment échapper au torrent révolté - haineux ? - que suscite chez Artaud la psychiatrie.
Relire Artaud le Momo ; relire dans Charbonnier les pages 68 à 84 d’Artaud envoûté :

Le Bardo est l'affre de mort dans Iequel le moi tombe en flaque,
et il y a dans l'électrochoc un état flaque par lequel passe tout traumatisé,
et qui lui donne, non plus à cet instant de connaître, mais d’affreusement et désespérément méconnaître ce qu'il fut, quand il était soi, quoi, loi, moi, roi, toit, zut et ÇA.
J'y suis passé et je ne l’oublierai pas.
................................................
La médecine soudoyée ment chaque fois qu'elle présente un malade guéri par les introspections électriques de sa méthode,

Je n'ai vu moi que des terrorisés de la méthode, incapables de retrouver leur moi.
Qui a passé par l'électrochoc du Bardo et le Bardo de l’électrochoc ne remonte plus jamais de ses ténèbres et sa vie a baissé d'un cran.
J'y ai connu ces moléculations souffle après souffle du râle des authentiques agonisants.
..........................................
Or, je le répète, le Bardo c'est la mort, et la mort n'est qu'un état de magie noire qui n’existait pas il n'y a pas si longtemps.
Créer ainsi artificiellement la mort comme la médecine actuelle l'entreprend c’est favoriser un reflux du néant qui n'a jamais profité à personne
mais dont certains profiteurs prédestinés de l'homme se repaissent depuis longtemps.
En fait, depuis un certain point du temps.
Lequel ?

Celui où il a fallu choisir entre renoncer à être homme ou devenir un aliéné évident.
Mais quelle garantie les aliénés évidents de ce monde ont-ils d’être soignés par d’authentiques vivants ?

in Artaud le Momo



Et Charbonnier d’ajouter :
« Vous aurez 65 électrochocs, M. Artaud. »

Est-ce le portrait quasi quotidiennement scruté ? Sont-ce ces éclairs du Pèse-nerfs ou de l’Ombilic des limbes ? À la fin des années soixante-dix, moi qui n’avais jusqu’alors jamais eu affaire avec les psychiatres, -chanalystes, -chologues, j’ai “rencontré” l’anti-psychiatrie en lisant “Une grammaire à l’usage des vivants” de David Cooper, il m’arrive encore de pratiquer l’exercice mental décrit au chapitre XV, mon “curriculum mortis”.
Pour me laver , écrit Artaud à propos du peyotl des Tarahumaras.

Demeurent, avant les électrochocs, l’amour - ou le sexe ? -, après les électrochocs, la peinture.

L’amour ?
Est-ce la boniche de la taverne d’Hoffmann, “ la boniche crapuleuse et mal lavée” ?
L’Héloïse d’Abélard qui “ a aussi cette chose en sextant de marine, autour de laquelle toute magie tourne..” ?
Les fillettes du chanoine Lewis ?
Les si tendres Filles du du Feu de Gérard de Nerval ?

Ce fut l'amour comme une mer, comme le péché, comme la vie, comme la mort.
L'amour sous les arcades, l'amour au bassin, l'amour dans un lit, l'amour comme le lierre, l'amour comme un mascaret.
L'amour aussi grand que les contes, l'amour comme la peinture, l'amour comme tout ce qui est.
Et tout cela dans une aussi petite femme, dans un cœur si momifié, dans une pensée si restreinte, mais la mienne pensait pour deux.
Du fond d'une ivresse insondable un peintre pris de vertige tout à coup se désespérait. Mais la nuit était plus belle que tout. Tous les étudiants regagnèrent Ieur chambre, le peintre recouvra ses cyprès.
Une lumière de fin du monde remplit peu à peu ma pensée.
Il n'y eut bientôt plus qu'une immense montagne de glace sur laquelle une chevelure blonde pendait.

La vitre d’Amour
in l’Art et la Mort



En 1947, Artaud doit être devenu enfin "un aliéné évident" sans renoncer à être un homme. Il publie un extraordinaire hommage à l’un de ses pairs en aliénation, Vincent Van Gogh, :

Je reviens au tableau des corbeaux.
Qui a déjà vu comme dans cette toile la terre équivaloir la mer.
Van Gogh est de tous les peintres celui qui nous dépouille le plus profondément, et jusqu'à la trame, mais comme on s'épouillerait d’une obsession.
Celle de faire que les objets soient autres, celle d'oser enfin risquer le péché de l'autre, et la terre ne peut pas avoir la couleur d'une mer liquide, et c'est pourtant bien comme une mer liquide que Van Van Gogh jette sa terre comme une série de coups de sarcloir.
Et la couleur de la lie du vin il en a infusé sa toile, et c'est la terre qui sent le vin, qui clapote encore au milieu des vagues de blé, qui dresse une crête de coq sombre contre les nuages bas qui s'amassent dans le ciel de tous les côtés.
Mais je l'ai déjà dit, le funèbre de l'histoire est le luxe avec lequel les corbeaux sont traités.
Cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d'un grand souper.
Dans les vagues violacées du ciel, deux ou trois têtes de vieillards de fumée risquent une grimace d'apocalypse, mais les corbeaux de Van Van Gogh sont là qui les incitent à plus de décence, je veux dire à moins de spiritualité,
et qu'a voulu dire Van Van Gogh lui-même avec cette toile au ciel surbaissé, peinte comme à l'instant précis où il se délivrait de l'existence, car cette toile a une étrange couleur, presque pompeuse d'autre part, de naissance, de noce, de départ,
j'entends les ailes des corbeaux frapper des coups de cymbale forte au-dessus d'une terre dont il semble que Van Van Gogh ne pourra plus contenir le flot.
Puis la mort.

Van Gogh, le suicidé de la société



Il ne me reste plus qu’à fermer les yeux.


L’orageuse lumière de la peinture de Van Van Gogh commence ses récitations sombres à l’heure même où on a cessé de la voir.

 

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Artaud par Pigon-Ernest-Pignon


Le matin du 4 mars 1948, le jardinier de la maison de santé d’Ivry vient apporter le petit déjeuner ; il trouve “Antonin Artaud au pied de son lit où il s’est affaissé
— définitivement
— en liberté.”


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Commentaires

Votre texte me parle.
Le 4 mars 1972, j'étais lycéen, j'habitais Ivry-sur-Seine. Avec des camarades nous avions décidé d'aller sur la tombe d'Artaud, célébrer l'anniversaire de la mort du poète le plus essentiel de notre adolescence.
Mais cette cérémonie à quatre ou cinq n'eut pas lieu. Nous sommes allé ce jour-là au Père Lachaise enterrer Pierre Overney avec des dizaines de milliers d'autres personnes.
Je suis allé sur la tombe d'Artaud à d'autres occasions.

La collection de Seghers m'a été un tuteur littéraire en ces années.

Écrit par : ingirum | dimanche, 05 mars 2006

merci pour avoir retrouvé ce superbe texte de Cadou sur Artaud, toujours aussi empli d'une profonde gentillesse.

Écrit par : alain barré | lundi, 06 mars 2006

Le texte de Georges Charbonnier est à ma connaissance le premier commentaire sur Antonin Artaud (si l'on excepte les articles de revues),soit dix ans après sa mort. le premier d'une longue série. Suivront Alain et Odette Virmaux, Paule Thévenin, Florence de Meredieu, et bien d'autres. Et la liste s'allonge d'année en année, preuve qu'on est loin d'en avoir fini avec le Momo.

Écrit par : serge | mercredi, 08 novembre 2006

Les commentaires sont fermés.