dimanche, 08 mai 2005
Cet autre 8 mai 1945
« Ils feront un arrêt ému à Sétif. À la gargote, Rabéa et Saïdi s’entretiennent longuement en arabe des événements de 1945. Quelle famille de l’est algérien n’a pas été concernée par ces massacres ? Lors d’une de leurs toutes premières rencontrées, Rabéa lui a dit la mort de son père, tué lors d'un assaut à Monte-Cassino. De sa mère, éventrée à Aïn-Malah, un village proche d'ici. Mais elle ne s’est point étendue, elle a très vite parlé de son grand-père.....
Près de soixante après, que demeure-t-il de cette atrocité ? Quelques livres sur les massacres coloniaux. Qui a encore douleur de ces morts ?
Sétif, Guelma et Kherrata, Perigotville et Fedj-Mezzana, Pascal et Colbert, Saint-Arnaud et Villars, Millésimo et l’horreur des fours à chaux d’Héliopolis !
On discute l’arithmétique du massacre.
Mais ce qui importe c’est mémoire du sang paysan, le sang artisan, le sang des jeunes et des vieux.
Ce qui importe, c’est mémoire de la paysanne au ventre doublement ouvert et souillé.
À cette époque,il n’a lu que les pages de Nedjma.
« Lakhdar et Mustapha quittent le cercle de la jeunesse, à la recherche des banderoles.
Les paysans sont prêts pour le défilé,
– Pourquoi diable ont-ils amené leurs bestiaux ?
Ouvriers agricoles, ouvriers, commerçants. Soleil. Beaucoup de monde. L’Allemagne a capitulé.
Couples. Brasseries bondées.
Les cloches.
Cérémonie officielle ; monument aux morts.
Contre-manifestation populaire.
Assez de promesses. 1870. 1918. 1945.
Aujourd'hui, 8 mai, est-ce vraiment la victoire ?
Les scouts défilent à l’avant, puis les étudiants.
........................
L’hymne commence sur des lèvres d’enfants :
De nos montagnes s’élève
La voix des hommes libres...»
Il en sait quelque chose de ce 8 mai 1945, Yacine, il y était. Au commencement, les “arabes” ne fêtent, eux aussi, que la Victoire ; mais “on” leur a fait des promesses, non ?
Leur faute, impardonnable, il est vrai, puisqu’ils vont être massacrés pour ce geste - c’est de déployer des drapeaux “algériens”, le Croissant et l’Étoile dessinés sur un fond mi-vert, mi-blanc par le leader indépendantiste, Messsali-Hadj !
La responsabilité devant l’Histoire se dilue jusqu’aux seconds couteaux : Achiary, Butterlin, Abbo et d’autres. Soit. Mais encore !
Le Grand Libérateur qui est l’Intouchable, a su, lui ! Il n’a rien dit !
Comme s’est tu son vice-président du Conseil, un certain Maurice Thorez ! Comme s’est tu un certain Tillon son ministre de l’Air ! Comme, dix-sept ans et cinq jours plus tard, en pérorant sur le balcon entouré de ceux qui, trois ans et quelques jours plus tard allaient lui chier dans ses bottes de cavalier du grand destin : sur la torture, il savait encore et il ne dit toujours rien.
Il changeait seulement de point de vue sur l’Histoire.
Comme Charonne et ses empalés, ses noyés, ses écrasés, ses étouffés par son préfet de police de Paris, Papon.
Le pesant silence de ses Mémoires.
Dix ans plus tard, en août 1955, - faut-il là aussi discuter l'arithmétique de l'horreur -l’odieux Zighout Youcef, en commandant les atrocités de Phillippeville, d’Aïn-M’lila ne fera que volontairement creuser l’amère fosse de cadavres qui séparera pour longtemps les deux communautés ........»
Les lignes ont été écrites en 1995. Beaucoup de chemin parcouru depuis dix ans.
Ma lecture de Nedjma en 1958 est très succincte ; il ne s’agit que de quelques extraits, publiés dans le n°7/8 de la revue ESPRIT qui propose, en 1958, un panorama du Nouveau Roman.
À Sétif, ce 8 mai 1945, Kateb Yacine, non seulement y était, mais il fut arrêté, interné, torturé. Il suffit de relire les pages 57 à 60. Avec grande pudeur, Kateb s’efface derrière le personnage de Lakhdar.
Je l’avais rencontré, par hasard, au printemps 1965, dans un café “maure” de Sédrata. Je menais un recensement sur les enfants du coin, qui avaient sauté sur les mines de la ligne Morice. Je lui avais confié l’influence profonde que Nedjma et le Cadavre encerclé avaient eue sur mon parcours algérien. L’après-midi de ce jour-là, il m’emmena visiter le site de Khémissa. Nous nous entretînmes longuement de Augustin de Taghaste, de Dihya Al Kahina. Le Nadhor, lieu mythique du roman, est voisin de ces ruines qui gardent traces fabuleuses de la culture romano-berbère.
En nous quittant, nous nous donnâmes une longue accolade.
Cette année, l’ambassadeur de France en Algérie aurait fait “amende honorable”, à Sétif même.
Ce ne sera pas, cependant, toujours aisé d’enseigner la mission civilisatrice de la colonisation !
En 1960, ils n’étaient que quelques-unes, quelques-uns, à tenter de combler l’amère fosse.
La pourvoyeuse des maquis “fell” et l’ancien commando de chasse, en “ennemis complémentaires” et amants, commençaient de la combler à leur manière.
Nous nous sommes tant aimés !
Quatre ans durant, jusqu’à ce que la camarde nous brise.
Post-scriptum :
• KATEB Yacine, Nedjma, Le Seuil, 1956.
• Yves BENOT, Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, préface de François Maspéro, Coll. Sciences humaines et sociales, La Découverte/poche, 2001.
00:15 Publié dans Les graves | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.