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vendredi, 03 août 2018

« je ne voyage sans livres...»

Quand l'amitié et la vieillesse se joignent pour encourager, au seuil de ses septantes, quelqu'un.e à ouvrir ou réouvrir Montaigne.


.... Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy-cy costoie tout mon cours et m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me descharge du pois d'une oisiveté ennuyeuse; et me deffaict à toute heure des compaignies qui me faschent. Il emousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extrême et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eux et me la desrobent. Et si ne se mutinent point pour voir que je ne les recherche qu'au deffaut de ces autres commoditez, plus réelles, vives et naturelles; ils me reçoivent tousjours de mesme visage.

.... le malade n'est pas à plaindre qui a la guarison en sa manche. En l'expérience et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct. J'en jouys, comme les avaritieux des trésors, pour sçavoir que j'en jouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe: Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s'en va, ce pendant, sans me blesser ". Car il ne se peut dire combien je me repose et séjourne en cette considération, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage, et plains extrêmement les hommes d'entendement qui l'ont à dire  J'accepte plustost toute autre sorte d'amusement, pour léger qu'il soit, d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir
.

Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie,.... Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces descousues; tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy.

Elle est au troisiesme estage d'une tour....C'estoit au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour.

MONTAIGNE
Les Essais
Livre III, Chapitre 3, pp. 827-828
Édition de Pierre Villey

Quadrige, Presses Universitaires de France, 
mai 1988