lundi, 30 janvier 2006
continuant le “Hussard sur le toit” (3)
Pour fêter la naissance de Mozart, j’aurais pu me référer à Giono, qui dans les années soixante avoue à Claudine Chonez que “tous les soirs, sur son pick-up, il met quelque disque de Mozart qui, depuis sa quinzième année continue de le bouleverser”.
Il n’y a nulle provocation à avoir, hier, mentionné René Char. Les deux écrivains eurent longtemps des relations peu amènes : quand dans les années 30, l’un, Giono, l’aîné, refusait un texte pour une revue que Char, le cadet, sollicitait, ce dernier n’hésitait pas à placer une “bombinette” en janvier 43 devant le Paraïs, la maison du “pacifiste” qui exaspérait le maquisard*.
Char et beaucoup parmi nous, avons-nous jamais mesuré ce que le Giono de vingt ans vécut en 14/18 : les cadavres et la cruauté du Hussard renvoient à celle et ceux du Grand Troupeau. - Je n’oublie pas, pour ma part, au petit matin d’un jour de mars 60 la découverte des dix cadavres piégés sur les pentes du Zaccar.
Giono signera en 1966 la protestation de René Char contre la base de fusées nucléaires du plateau d’Albion.
Pour le lecteur et son entière liberté de choix, demeure l'intérêt pour deux des grands “inventeurs” de la langue française : l’un et l’autre ont souvent fait « recule(r) la frontière de ce qui peut être dit et communiqué, c’est-à-dire partagé, c’est-à-dire socialisé. » (Georges Mounin)
Il pensa à cette jeune femme qui se desséchait dans l’entrebâille d’une porte, à une dizaine de mètres au-dessous de lui. Dommage qu’elle ait été précisément parmi ces plus malades. La mort avait taillé une déesse en pierre bleue dans une belle jeune femme, qui avait été apparemment opulente et laiteuse, à en juger par son extraordinaire chevelure. Il se demanda ce que les plus roués cagots de la liberté auraient fait à sa place quand il avait eu besoin, lui, de tout son romanesque pour ne pas crier quand les reflets de la bougie s’étaient mis à haleter dans cette chevelure d’or ?
Les lecteurs savants rapprochent souvent Giono de Stendhal ; n’ayant guère lu ce dernier, je ne saurai donc confirmer, mais il est clair que l’Homère de l’Iliade est plus proche encore. Cruauté des combats singuliers et des corps cloués par les lances et traînés dans les poussières ensanglantées.
Angélo, encore à moitié endormi, essayait instinctivement d'apaiser sa faim en avalant une salive épaisse, quand il fut tout à fait réveillé par un cri si aigu qu'il laissa comme une trace blonde devant ses yeux. Le cri se répéta. Il venait manifestement d'un endroit sur la droite, à dix mètres environ où le rebord du toit s'arrêtait en bordure de ce qui devait être une place.
Angélo sauta le rebord de la galerie et s'avança sur les toits. Il était difficile et dangereux de marcher là-dessus avec des bottes, mais, en embrassant une cheminée, Angélo put se pencher sur le vide.
Il ne vit d'abord que des gens en tas. Ils semblaient piller quelque chose à la façon des poules sur du grain. Ils piétinaient et sautaient quand le cri jaillit encore plus aigu et plus blond de dessous leurs pieds. C'était un homme qu'on tuait en lui écrasant la tête à coups de talons. Il y avait beaucoup de femmes parmi les gens qui frappaient. Elles rugissaient une sorte de grondement sourd qui venait de la gorge et avait beaucoup de rapport avec la volupté. Elles ne se souciaient ni de leurs jupons qui volaient ni des cheveux qui leur coulaient sur la figure.
Enfin la chose sembla finie et on s'écarta de la victime. Elle ne bougeait plus, était étendue, les bras en croix, mais, par l'angle que ses cuisses et ses bras faisaient avec le corps, on pouvait voir qu'elle avait les membres rompus. Une jeune femme, assez bien vêtue, et même qui semblait sortir de quelque messe, car elle tenait un livre à la main, mais dépeignée, revint au cadavre et, d'un coup de pied, planta son talon pointu dans la tête du malheureux. Le talon resta coincé dans des os, elle perdit l'équilibre et tomba en appelant au secours. On la releva. Elle pleurait. On insulta le cadavre avec beaucoup de ridicule.
Il y avait là une vingtaine d'hommes et de femmes qui se retiraient vers la rue quand le groupe qu'ils faisaient s'égailla soudain comme une troupe d'oiseaux sous un coup de pierre. Un homme dont on s'était écarté resta seul. Il eut d'abord l'air hébété, puis il serra son ventre dans ses deux mains, puis il tomba, il se mit à s'arquer contre la terre et à la labourer de sa tête et de ses pieds.
Les autres couraient mais, avant de s'engouffrer dans la rue, une femme s'arrêta, s'appuya au mur, se mit à vomir avec une extraordinaire abondance ; enfin elle s'effondra en raclant les pierres avec son visage.
« Crève », dit Angélo les dents serrées. Il tremblait de la tête aux pieds. ses jambes se dérobaient sous lui, mais il ne perdait pas de vue cet homme et cette femme qui, à deux pas du cadavre mutilé, s'agitaient encore par soubresauts. Il ne voulait rien perdre de leur agonie abandonnée qui lui donnait un amer plaisir.
Mais il fut brusquement obligé de s'occuper de lui-même. Ses jambes avaient cessé de le porter. et même ses bras qui embrassaient toujours la cheminée commençaient à desserrer leur étreinte. Il sentait un grand froid dans sa nuque et le rebord du toit n'était qu'à trois pas de lui.
* dans "l'éclair au front, la vie de René Char" de Laurent Greilsamer, éditions Fayard, p.172.
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